Anthologie d’extraits de En deçà (Fourbis 1990), Poème sur un petit pan de nuit noire (Le Pré de l’Age 1992), C’est (Deyrolle 1992), Poème serré (Le Silence qui Roule 1993), Poème, va (De 1993), Poème-lettre (Jacques Brémond-Atelier des Grames 1995), Voix basse (Le Silence qui Roule 1995), Fond d’œil (Théodore Balmoral 1995), Entre (Deyrolle 1995), Personne (Unes-Détroit 1996), Poème-Loire (Bertrand-Gabriel Lafabrie 1996), A’ (Noir d’Ivoire 1997), Boue (Deyrolle 1997).
Un écrivain. Un poète. Qu’est-ce que le poésie ? Pas seulement un écrivain qui joue avec les mots. Mais un écrivain qui, par le biais des mots, rend compte d’une expérience perturbante, décalée, du réel… Un écrivain en somme qui étend la métaphore à l’ensemble du texte, du poème, ne la laisse pas moisir au fond des mots.
Ainsi l’anthologie justement dénommée Caisse claire (Seuil, 2007), s’ouvre sur l’un des textes les plus percutants du poète intitulé Poème du mur.
Quel est ce mur, ou quel est l’être d’un mur ? Comment décrire, lourde tâche, ce qui lie et sépare à la fois. Le mur, la page, l’écrire, qui est ce qui reste de mieux pour appelle l’évènement, l’accident, le mur, qui fait patienter. Sur ce mur, nous dit-on, des graffitis témoignent. Témoignent de l’attente. Juste paroi, qui permet d’écrire, et citation habile qui ouvre le texte du mur, qui ouvre le mur depuis la parole de l’anonyme (le graffiti est la parole de l’anonyme, la parole écrite de la rue), jusqu’à celle de la page, de la poésie. « Le plus immobile, devant, fait bouger, au fond » (13).
Le mur, échec nécessaire, image de ce qui ne cesse pas, image de l’attente, avec cette tâche, âpre, peu souriante : « devenir lierre ».
Aussi le mur – élément qui suscite plusieurs dimensions, élément spatial qui autorise l’écart. A la fois, ligne, chemin, bâtis, mot, page, livre, bibliothèque, il est aussi ce qui tient, tient bon, se maintient, demeure, alors que tout ce qui entoure, et l’ « agitation » des hommes en premier lieu, est sujet à diversion, à dispersion, à destruction.
Un qui multiplie, diffracte, quand la multitude essaime encore, articulation de l’œuvre ? Disons de l’ouvrage, car il est un poète qui connaît encore les outils et les matériaux de son travail.
Emaz déploie des paysages, pas seulement des paysages de mots, ou d’images, mais construit, de ses mains seules, des espaces poétiques, des espaces complets de poésie, qui ne se bornent pas, ni au mot, ni à l’image, ni au blanc. Il ouvre, comme dans Poème de la fatigue, où écrire représente le « coûte que coûte », ou dans Poème des dunes, où le sable, tout comme dans Poème sans bouger où l’élément est ici la mer, ou dans Poème d’une mémoire muette (observons en passant la litanie des titres Poème de…)
le corps dans le sable
pèse / de plus en plus
s’enfonce
lent
et le sable finit par peser
sur le corps
et l’enfoncer
plus vite
(65)
Le poème mime le défaut, qu’il s’agit de cerner. D’ailleurs, ailleurs :
on rôde autour d’un manque
une zone devenue d’ombre
vite
(71)
Mais ce qui frappe plus que tout, c’est le recours au petit noyau narratif, à la mise en branle d’un petit, ténu, peut-être labile, d’un tout petit « évènement ». C’est ce qu’ « on » cherchait devant le mur.
par où commencer
ça fait boule
maintenant
ça tourne dedans
(83)
Il faut se libérer des poids de la mémoire, « tournoyer », « jusqu’à se perdre » (49). « Nous on est devenus trop lourds » (52). Il semble que seule l’écriture, à ce point si unique, bien que souvent le sujet soit identifié à « nous » et plus souvent encore « on », comme pour effacer d’une silhouette le visage, comme pour effacer d’un livre le nom. (Je remarque incidemment que l’unique je que j’ai repéré désigne tout l’animal de « celui qui », cet œil personnage, et qui dit, ou balbutie plutôt, « j’heu », les autres entretemps d’aboyer…
On érige « une terre sans nom » (173) (cf. 58 : qu’importe le nom de cette ville »).
Parce que le nom, c’est la peur, c’est le poids. Parce que la mémoire est oublieuse. Parce qu’elle n’a pas de cloisons, la mémoire, elle ne précipite pas, elle ne fixe rien, vraiment (65-66).
Alors on pose des cadres, des limites, même à la mer (55). C’est le préalable à l’érection d’un tumulus poétique, cairn de mots, à la fois spatial, parce que tenu par les yeux et narrative, parce que propice à accueillir l’événement.
Dans l’abri creusé, laisser place pour ce qui viendra
(100)
On ouvre des territoires, on se pose en démiurge.
on ne sait quel paysage bouge rouge
au fond de l’œil
(97)
C’est l’œil qui est écrit ici : « vivre coule en voir »(156). C’est l’unique entrée du monde dans la tête.
Le paysage est « ce qu’on peut saisir, embrasser » (57). L’essentiel, le caillou, l’unité. Le mur. Parce qu’au fond, au fond de l’œil, « au bout, regarder un arbre ou un visage, de l’herbe, un oiseau, cela se rejoint. S’effacer, être effacé » (106). Cela « tient dans l’œil, comme un équilibre atteint terne, mais assez durable, devant » (111). « C’est toujours voir, même de loin, une lumière qui tourne l’œil et ouvre » (155)Toujours ce devant, qu’on retrouve, ce mur, à franchir qu’on retrouve. Et ce temps transmuté en un espace, qui par l’œil supplée au déficit de mémoire. Qui n’est pas l’oubli. L’oubli n’est pas présent dans ce qui apparaît, plutôt ce ramassis, ou ce fatras, ou cet amas (mots courants dans ces pages, par exemple 50), qui ne sont pas vraiment écrire. « On ne rassemble pas : on aligne des mots pour écarter temporairement ce qui oppresse, en le rendant inerte, galet ou sable, dans un courant qui, lui, passe vite et va sans dire » (52).
Au laisse alors au flux, au passage (voir 89-90), ce qui n’est pas le mur, mais n’est pas l’humain non plus. Ce qui est loin de la mémoire, et du mot, et du nom. Qui n’est pas lourd, qui n’est pas peur. Qui est l’attente, l’attention à ce qui pourrait, devrait, survenir.
sans doute on finira bien par buter
sur une pierre en travers
un mur une barrière
(130)
Les poèmes sont comme des pierre, et au final le paysage n’est plus ce que l’œil saisit ou attrape, c’est ce que le dehors, comme un écran, reflète du fond de l’œil, de celui qui, se tenait debout, patientant, écrit. Ecrire, « cet endroit » (25).
On va de la langue jusqu’au lieu aussi bien que de lui aux mots, maintenant
(155).
On voit le mur – il est vieux – c’est le même, on a dû faire le tour sans comprendre. Ou bien c’est lui qui nous entoure.
Un mur sans porte ni fenêtre dans la mémoire, un haut mur de vieilles briques, mais les joints refaits, neufs, nets.
(99)
Mais quelle est l’enjeu des frontières ? Ou plutôt, comment concevoir un texte qui ne soit pas pris, comme dans l’ambre les insectes anciens, tout entier, dans l’espace, équilibre ?
L’admirable recueil (qu’il est délicat de citer sans férir, et dont je brosse trop vite le trajet, « trajet étrange », comme si l’image était sorti de l’œil » (58)), qui clôt l’anthologie, simplement intitulé Boue – génie des titres d’Emaz – fait le point. Du « pays surgi et retourné à rien », on tire des résolutions.
maintenant il faut couper court
plus court encore
couper
à même la mémoire et
ne plus y revenir
maintenant
on lève le corps le pays et du temps
d’un seul tenant
c’est parti
(198)
le mur refait sa forme
rien n’a bougé
sauf dans l’œil
(118)
Comme « entre le lieu et celui qui bouge, c’est une affaire de temps » (164) et qu’ « arriver au bout n’est pas finir, plutôt n’en pouvoir demander à présent davantage » (187), restent mur, galets, sables, ruines, bâtisses plus ou moins possédées, plus ou moins abandonnées…
C’est rendre hommage à ces textes ciselés, secs comme une caisse claire justement, instrument claquant, qui marque aussi la pulsation, le rythme, le battement des temps, comme le fait une paupière, un rêve, un souvenir, et, parfois, comme en cet endroit, les mots sur la page, sur le mur, le « pan de blanc ».
On peu poser un mur, une ombre d’arbre, autant que la mer ou une chaise, une nuit qui n’en finit pas de faire le jour, ou des livres, des nuages et des fleurs, des lettres, des enfants, ou une fenêtre qui s’éclaire en face, un dessin naïf laissé sur la table mal rangée avec des feuilles mortes rouges, ou une plage de galets, courte et pentue, au bas d’une falaise…
Sans cesse on peut laisser s’égoutter la mémoire d’une seule peau présente et lasse d’être là, attendant que s’éteigne ce qui la retient encore, peut-être des mots, presque plus de désir sinon celui d’une issue, une façon de quitter, cesser.
(146)