Un texte de Pistes et sillages, une série de textes poétiques nés de l’écoute des préférés de la discothèque. Base d’improvisation, ou simplement paysage et divagation. Une anthologie.
{à partir de Parade, de Prince, 1986}
Sommaire
La parade
C’est comme entrer dans un rade une demeure une villa où tu n’aurais jamais mis les pieds sinon. Ce ne sont pas tes habitudes, ce ne sont pas tes repères, ce n’est pas ton histoire. Et pourtant quelque volute, quelques vibrations spirale, quelque battement singulier du bois ou un claquement particulier de corde, des cordes ou des cuivres débordent pour ainsi dire le champ de vision.
Il y a ce coup de luette comme le sourire le profil avec l’ongle du pouce.
Non. Ce n’est pas ça. Pas une question d’expérience, d’habitude, ou de familiarité. C’est simplement que ces paysages nouveaux, jamais explorés, tu les portais déjà en toi. Tu les avais en toi quand tu es entré dans ces lieux, cette grotte, ce cinéma. C’est toi qui les y portes. Mais tu as à peine le temps de t’adapter à la lumière, deux minutes onze, un train s’éloigne, et voilà que la lumière change…
Nouvelle position
Après la crème-jusque-là, une pièce sombre, grise-sombre. Pas de chichi, ici ; se coule la basse comme des coussins de serpents et le cœur bat fort plus que vite, ça te dit le rêche ?
Il faudrait faire sa fête à l’accent, à la voix d’épices, de piments — pour l’instant c’est impossible.
C’est un shéhérazade clinquant/fatigué, qui t’attire ; pour finalement te céder à ses minuscules bras, clins d’œil, pincement des voix, conversations de cloître très nettes mais très au fond. Chute et draps.
Léger retard des casseroles roles, les serpents essoufflent souffle, ouffle, exhaustion… puis de nouveau la cuisine et les serpents qui te guident vers nouveaux délais… Tu ne parviens pas à poser tes gestes, ni tes yeux sur les formes ici succédées, deux minutes vingt le tableau, quand la nouvelle pièce.
J’imagine toi
En enfilade, l’autre pièce, à peu près les mêmes personnages, la même austère fondation. Décidément tu ne t’y [pas de verbe pour dire] — et pourtant tu t’y [pas de verbe pour le dire]. Le paysage est de résilles & de cuir, non, de cuivre, non, de boas violacés, d’ouate. De petits corps de bois qui s’entassent en saccades, mais saccades ralenties, peut-être le choc est trop à la fois un souvenir, un rêve. Les serpents escortent le retrait, fidèles et précis. Tensions des tissus. Mais déjà une fenêtre, déjà, une fenêtre, des divans qui sont des fleuves, c’est tu ne sais pas c’est quoi. C’est ça : c’est tu ne sais pas c’est quoi. On ouvre des fumées. Puis on n’a pas le temps de dire ouf, une minute trente-neuf, qu’on change encore de pièce.
Sous la lune cerise
Cette nouvelle pièce soudain débouche (ou donne ? comment donner sur dedans ?) sur des paysages de papier japonais. Les murs neigent. Une espèce de circuit d’eau dessine au parquet des formes brillantes, changeantes. Les murs s’ouvrent, ils s’éloignent : la sensation de se trouver dans une pièce est toujours perceptible, mais ses parois sont distendues. Ce sont des voiles de toile épaisse, mais cela dit le courant est faible.
On peut compter par trois les joncs, les roseaux, les bols abandonnés ; les voyageurs et les embarcations sont dessinés à revers. Les soleils et les doigts. Les silences et les désirs qui y prennent forme.
S’allonger est tout aussi impossible que porter en avant le pas de sa chute. Tu as à peine le temps de saisir quelques bribes du temps pour du futur souvenir, deux cinquante-sept, que déjà la pièce s’évanouit dans un coton gorgé de trop de larme, rendu à l’informe, choc échec des milieux.
Filles et garçons
Retour à la fête. Les femmes sont belles, les hommes sont belles, les fêtes sont belles. Les costumes sont des années cinquante à quatre-vingts jambes larges, tailles de guêpe. Entêtées, entêtées, les années se concatènent. Si tu veux comprendre d’où je viens, tu dois passer par l’étrange carnaval des pétales de rose, des coupes, des clochettes… S’il y a une voie, elle est tordue / Il y a une voie, mais elle est tordue.
Il y a au mur des chefs d’œuvre de concise grâce, un cri, les deux lunes baisées de la charleston, un soupir, un riff delphique, quelque cuivre ténor. (Quelque petit trésor.)
Enfin tu peux souffler ; les choses se cadrent en cadence, un projet prend forme ; la vie n’est pas vouée à brûler et s’effumer en vain.
Tu tiens tes aises, tu les assoies et les lanternes. Tu cajoles celles qui sont le plus affables, et les plus revêches viennent accomplir le tableau qui jusque là s’est précipité en angles, en horizons.
Qui est-elle ? Que veut-elle ? Seras-tu assez grand assez fort ? Seras-tu assez mûr ? Car il est vrai que — drogues et sueurs aidant — tu as peut-être troqué la maturité pour la coquille de l’enfant ; ces mondes ne sont pas pour toi et ils te sont destinés. Tu préfèrerais effacer tout cela, mais la raison est la moins forte, c’est la meilleure. Tu abandonnes.
La vie peut être tellement bien
On te surprend de nouveau dans la demeure du cirque. Ils sont là les animaux, les nains, les femmes qui crachent du feu ou étendent leur corps. Il faut aller vite, grimper ces escaliers, ces velours, ces écharpes de soie, grimpe, grimpe, grimpe, une pièce est un escalier est une rose. Monter les pétales, monter les pétales !
Un coup d’œil à vingt-quatre, tu reconnais le battement, le cœur est un liquide, les araignées qui défilent derrière ne sont pas inutiles, leur réseau intercepte les membres qui voudraient jaillir. On te fait sortir, c’est ça leur projet, sortir ce cœur, sortir ce cœur, le bras est un cœur…
Vénus de Milo
s’arrache net/te voilà assis au cinéma. Tu ne sais plus où est le début de l’histoire, dans les yeux de scarlet ou les enjoliveurs de miami, tu roules, tu roules, tu roules.
Montagnes
Après enfin un silence, l’unique dans ta vie, mis à part les deux autres, le petit et le grand, à moins que ce ne soit l’inverse, tu crois être enfin sorti de la maison.
On te présente des gens que tu crois reconnaître (personnalités ou familiers ?). Tu crois leur parler, tu crois qu’ils te répondent.
En tout cas, tu crois être à l’aise, affable, même aimable.
Mais tout cela n’est peut-être qu’une fable, une farce lorsqu’au détour du jardin, de nouveaux gestes et visages encore s’affichent, s’effrichent, ne cessent de se poursuivre, comme un loup en cache un autre, une main qui mord, un bâton d’entraînement, un vase brisé.
Tu mentirais ?
Le temps d’une pause près d’une fontaine. Un spectacle de fin d’année. Une composition soignée. Une pièce montée. Rien laborieux quoique scolaire. Un moment insouciant dans un parcours parfois écorché, un grand verre d’eau dans une soirée sucrée fatiguée.
Baiser
L’une des pièces les plus originales qui soient. Un environnement d’insecte, précis, effilé, solide. Externe à lui-même. Il y a une esthétique de l’engrenage, il y a de la machine dans le vivant.
Lorsqu’une forme est à ce point perfectement imaginée et accomplie, aucune forme ne peut lui suppléer, aucune nervure des élytres ne donne prise, aucune fissure n’autorise la naissance d’une graine, aucune substitution possible1.
Autramourtroudantateuté
La maturité se paie cher. Elle se rédime au prix fort des larmes versées sur l’autel de la beauté. La virginité s’arrache une fois une seule. Tu peux jongler sur le fil et te la jouer « solo solo » (c’est-à-dire comme si tu faisais de la forme ton affaire, comme si ce n’était pas autre chose qu’un combat, tu te permets l’ironie, le postmoderne !), tu sais que tu as touché du doigt l’assiette des dieux ; tu pourras tourner autour un certain temps (l’assiette est question d’horizon, c’est-à-dire de perspectives), y parvenir impose assez tôt, toujours trop, la chute, le diable, les cercles coupants de l’enfer.
La maturité se paie au prix très fort, très. Tu peux feinter quelques secondes, feindre le malaise ou l’égarement, tu es arrivé là où peu parviennent, ils sont quinze peut-être dans le siècle, d’un certain point de vue, tu peux laisser reposer la forme, que l’informe vienne grignoter la broderie résiduelle du silence.
Parfois il neige en avril
Comme les expériences se nourrissent des récits qui les parasitent, elles ne sauraient s’en passer. Et nous sommes impuissants à dissuader ces récits, l’opération est trop douloureuse (c’est comme renoncer à l’incomplétude).
Je pourrais tout aussi bien démontrer tout le contraire, une surface n’est jamais qu’une moitié de surface.
Alors les histoires ; on les enrobe de voix de coton, des souffles d’in a silent way, de cordes pincées, pour une fois, de cordes battues, comme toujours, les cordes viennent toujours lacérer lécher les souffles.
Les flammes ne sont jamais loin de toute entreprise qui prétend damer le pion au silence.
Le silence qui tombe enfin comme un rideau.
- I.e. aucune hésitation propice, i.e. aucune imposture autorisée. C’est comme plonger la main dans une enveloppe de tessons ou de lames, c’est des flocons au visage ; c’est comme un arbre, une évidence étrangère. ↩