Ce texte [Acte 4, scène XLVI] appartient à De par la ville de par le monde, un roman en cours d’écriture, en six actes et soixante-douze scènes, qui traite de la figure d’Auguste dans l’Empire romain et au-delà, sporadiquement mis en ligne ici… et exposé là.
Un homme est seul dans la forêt. Enfin la forêt… Ce n’est pas exactement la forêt… Tout au plus c’est une pelouse, avec quelques arbres. Enfin des arbres… des arbustes, tout au plus… enfin… il n’y en a pas beaucoup des arbustes, de-ci de-là oui, peut-être, mais c’est surtout une pelouse, une pelouse appenine pleine de sesléries, des graminées locales1…
Mais peu importe car cet homme, qui se promène dans cette forêt profonde qui ressemble fichtrement à une pelouse sommitale, les pelouses sans cesse imbibées de l’humidité des nuées, à l’aube, vous voyez, ou s’empoisonnent lentement les chevaux qui à longueur d’années y paissent, cet homme se promène et médite, et qui sait à quoi il peut bien méditer, seul, souverain, de la sorte, en pleine majestueuse nature ?
Enfin, l’homme n’est pas vraiment seul, si on entend par seul le fait d’être vraiment tout seul ; il n’est pas non plus seul comme on est seul avec la foule ; et il n’est pas non plus le contraire de seul, comme s’il appartenait à un groupe, unité dans un ensemble ; non, il est seul, mais non loin, à proximité, il y a bien un groupe.
Disons qu’il se pense seul, qu’il se désolidarise du groupe — on peut bien lui autoriser cela — qu’il devient solitaire comme le sanglier dans la forêt.
(Enfin, la forêt…)
Et ce groupe le tient à vue, l’homme solitaire. Ce groupe, en un sens, représente la loi. La loi tient à l’œil l’homme solitaire. Ce ne sont pas des yeux simples : ce ne sont pas des objectifs, les caméras des journalistes, mais des lunettes, celles de fusils. La loi le tient en joue.
La loi autorise à l’homme seul de se méditer.
Mais méditer dans ces conditions… disons qu’il lui est loisible de se promener.
Un homme seul, sur une pelouse d’altitude, cerné du joug de la loi, se dégourdit les jambes.
C’est une espèce de steppe et même, à 1800 mètres d’altitude, on serait en droit de parler de microtoundra, de subtoundra. Les chevaux en attestent. « Si on cherche bien on doit pouvoir trouver une connerie de yourte. Si c’est pas malheureux… »
Cet homme vient d’avoir soixante ans ; il vient de passer, depuis le 25 juillet (deux jours avant son anniversaire), plusieurs semaines à Ponza (île de la province de Latina, ville qu’il a fondée lui-même !), perdues en mer Tyrrhénienne, puis la Maddalena (autre île, de la province de Sassari en Sardaigne2), et est arrivé dans ce recoin de l’Italique le 2 septembre.
Se promener est encore trop. Pour tout dire on permet à l’homme de se dégourdir les jambes. Pour tout dire, cet homme s’ennuie profondément.
C’est le 11 septembre 1943. Cela fait un peu plus d’une semaine qu’il est ici, et un un peu plus d’un mois qu’il est ainsi en joue. Mais ce n’est pas ce temps passé qui l’ennuie, c’est le temps qui lui reste à attendre. Cet homme s’ennuie par anticipation, il s’ennuie de l’ennui qu’il sait qu’il va ressentir dans les semaines, les mois, peut-être les années qui viennent.
Tout est allé très vite. Vingt ans dans une vie, c’est quoi.
C’est rien.
L’homme, ci-devant sous le coup de la loi, il y a un peu plus d’un mois à peine, la loi, il en jouait lui. Il était seul, comme tous les chefs, mais il n’était pas seul en joue. Il était lui le viseur, le canon.
Quelques années auparavant, il est fort possible, maintenant ça lui revient, « cet hôtel, oui, dans ce lieu au nom grotesque, Campo Imperatore (AQ)… Peut-être en 36, ou en 37, oui, c’est ça, en 37, puisqu’on était allés, avec ce con de Giglioli jusqu’à l’Aquila pour l’Exposition Auguste de la Romanité, dans le cadre du Bimillénaire. Et pour me faire plaisir, il m’avait fait passer une nuit glaciale dans cet hôtel miteux. Quel péquenaud. »
« Voilà où on en est. On fêtait les deux mille ans de la naissance d’Auguste et, très probablement, dans quelques années, des Américains feront du ski ici. Comme on est parti. Même le pape pourrait venir méditer ici. »
L’homme a vu juste, tout ceci se produira au XXe siècle. On organisera des trekkings nature en yourte, on y déversera des kilotonnes de microparticules synthétiques, on fera payer la visite de la chambre que pour l’instant il occupe, on inscrira le site dans un parcours touristico-sportivo-botanico-mémoriel, les sesléries ni les chevaux n’auront plus aucune paix.
Le tour d’Italie y verra la victoire de quelque coureur dopé.
Mais pour l’instant, l’homme qui était le roi est devenu le dernier des hommes à Campo Imperatore (AQ).
Pour l’instant l’homme solitaire, l’ancien chef, le chef déchu, tenu en joue par des milices « à peine formées, on le voit d’ici, je pourrais m’enfuir comme un lapin ; des gamins, des gamins qui tiennent en joue Jésus, le fils de dieu, le fils du roi ! », s’ennuie fermement à Campo Imperatore (AQ).
Tout est allé très vite.
Oui.
Tout est allé très vite, aussi, ensuite. Les viseurs, les planeurs, la course dans la subtoundra, la chute, le rire qui jaillit de cette chute, comment courir, comment chuter, la vie quoi, et les viseurs qui ne font que viser quand les planeurs ne font que planer, pas de tirs entendus, ou alors pour rire, en l’air, personne n’y croyait vraiment, personne ne voulait y croire, alors la chute, le rire, la vie quoi.
Puis après quand Skorzeny essaya d’expliquer en baragouinant romain comment il avait suivi sa trace à la loupe, depuis Ponza, et tous les stratagèmes qu’il avait dû inventer pour soutirer des informations aux locaux ! Ah ! Comment on avait trahi l’amour à Ponza ! Comment il avait fallu feindre d’être saoul à la Maddalena ! Ou se faire passer pour convalescent dans ce con d’hôtel ! Comment on a pris le train, puis le bateau, puis le téléphérique et puis les planeurs ! Quelle rigolade ! Et le coup du type qui fait virer les mitrailleuses et enfermer les chiens de garde le jour pile, et les types qui exécutent les ordres ! Qu’est-ce qu’on a ri ! Et maintenant ce coucou, dont il avait fallu tenir les ailes parce que la piste était trop courte et afin que le moteur monte prestement à sa pleine puissance !
Mais ça c’est pour brouiller l’ennui. Qui est épais. L’ennui ne passe pas, comme les Apennins, toujours en travers du chemin. Si seulement le film durait encore. Ah, si quelque chose arrivait ! Ah, si le lapin repassait !
Mais dans le réel, dans le vrai réel je veux dire, dans la vraie vie des vrais gens, rien ne se passe jamais.
Et les histoires, ça va toujours trop vite.