Microfiction de la série Résidence
La toupie roule, tourne sur elle-même, et finalement vient se ramasser en elle-même et sur le rebord de la table. La maison est sombre, et j’attends. Il y a une cheminée, les cendres sont froides ; une grande bûche à moitié carbonisée a été poussée sur le côté. Il pleut, et j’attends.
La toupie tourne, puis roule.
Plus tôt dans la journée, le soleil avait doré les forêts. La marche. C’était la marche, qui m’avait mené ici, et c’était la marche qui m’avait fait traverser ces terres.
La ferme nécessitait des bras, & mes bras j’ai donné. Une grande surface de céréales, quelques bovins, avec sa ferme fortifiée, trois blonds bâtiments en U, propre, bien tenue, qui trône en son centre et, pour unique maître une maîtresse, une femme seule qui devait gérer toutes ces terres et tout ce travail depuis la mort de quelque parent (mari ou vrais parents, je n’ai jamais pu savoir). Je ne donnais pas beaucoup de renseignements moi-même. Besoin de me faire oublier, besoin de m’oublier moi-même.
Lorsqu’on était sur le terrain, la Triesche, elle disait, on était sur la marge d’une grande étendue de terre (je suis arrivé aux premiers semis), et c’était comme une île, parce qu’aussi grand que ça pouvait être, impossible de marcher aux milieux des champs, on restait bien sur le bord, tout autour, c’était la forêt la forêt, la forêt à perte de vue.
Enfin de perte de vue, pas tant, puisque ça faisait plutôt murs, tous ces manteaux d’arbre, molletonnés dans leurs ourlets de prunelliers, de noisetiers, d’églantiers et tout et tout. Bien taillés au garrot de vache, comme des champignons géants.
En somme on ne voyait que couic. Du vert, et nous on longeait les champs, bien précautionneux de pas mettre le pied dans l’arable épaisse.
Ceci, cela, et voilà que je reste là, à bien travailler, aider comme il faut, je me suis bien comporté. L’été a passé, puis l’automne, et à sa fin, avec les pluies, le travail se faisait plutôt vers la maison, puis il y en avait moins. Un après-midi, je l’ai pris, et je me suis promené, j’ai dit que j’allais en forêt et elle m’a dit Une belle ballade c’est vers la Combe ; de là il y a la place des forestiers et tu prends n’importe quel chemin couchant pour revenir ici. C’est ce que j’ai fait. Plus ou moins.
Au fond du dernier champ il y avait une espèce de ru, et c’est là que j’ai commencé. Ensuite le truc est dévié (pas qu’il soit bien gros) et sert de drain au sol. A cet endroit il y avait la cicatrice d’un cours d’eau mais de cours d’eau point.
Là j’ai commencé mon chemin. Il fallait d’abord monter, parce que les combes ici sont occupées par les champs, et puis les routes et les villages, on est comme sur un plateau, et tout le haut est occupé par la forêt. Ce que j’ai fait.
C’est pas que c’est haut, je sais pas, cinquante mètres, mais tout dans la forêt. Tu montes dans les layons, parfois un peu raides, et tout autour c’est la forêt, le grand taillis sans bruit.
Le soleil était venu, mais dans la montée je ne connaissais rien de la lumière. Arrivé en haut, j’ai pris la piste de gravier, à droite je crois, et je l’ai poursuivi un instant ; à droite à gauche, à distance régulière, je sais pas cinquante pas, un layon à droite, un layon à gauche. Si bien qu’à force, tous les endroits se ressemblaient, et ça a été mon premier doute.
Toutes les parois de la forêt se reflétaient les unes dans les autres.
J’ai marché peut-être bien deux heures, de layon en layon, sur différentes pentes, et rien ne changeait ; chaque fois que j’arrivais au sommet d’une petite côte, le paysage qui se présentait à mes yeux anxieux était le même : la piste encadrée d’arbres à perte de vue. A peine un paysage, en somme.
Parfois il y avait des zones claires, loin derrières les arbres, mais la plupart des fois c’était à nouveau le replat d’un coteau, ou bien l’ouverture d’une nouvelle piste, une place de retournement.
Je fatiguais, et je doutais.
Une fois encore, à main droite, une lueur plus claire dans les houppiers, sous les houppiers plutôt, à nouveau comme un bombement de la lumière. Ce n’était pas seulement clair, toutefois, mais légèrement roussi. Sans doute un effet du soleil qui tourne, je me suis dit, et j’hésitai à aller voir. Mais comme aucun layon à proximité ne semblait y mener, ni aucun sentier n’était visible, sauf peut-être quelque sente de sauvage, alors je me suis engagé vers la rousseur ; c’était bien le comble : quitter la piste pour trouver son chemin !
Une autre chose qui m’avait particulièrement attiré, c’était l’étrange silence transparent qui semblait… pulser… de la forme lumineuse. Il y a parfois dans la nature des lieux dont la singulière composition, l’agencement des formes, des lignes et volumes, la palette de sons ou de couleurs, les lumières ou la température, leur confère une atmosphère surnaturelle ; loin de moi l’idée d’esprit ou de magie, c’est le hasard de notre survenue là, à ce moment-précis, qui justifie qu’on y fît détour, ou pause.
La lueur était plus loin que prévue, et l’extrême platitude des lieux, simplement distraite d’un chablis là, d’un bosquet d’arbustes ici réduisait les distances. Finalement j’arrivais, une nouvelle fois au bord d’une grande, brusque et abrupte pente, piquetée de genévriers, d’églantiers. Les arbres formaient toujours cette futaie serrée, mais il y avait maintenant beaucoup d’encombrement au sol : le lierre couvrait des monceaux de branches, la mousse pulvinait dans chaque recoin favorable.
J’arrivai finalement, après plusieurs replats que formaient d’autres chemins parallèles à la piste du haut, chemins que je me gardais bien d’emprunter, obstiné vers mon objectif, à un dernier chemin, de terre cette fois, que longeait un large fossé en haut, lequel me séparait d’une forêt bien différente : je reconnaissais les boules généreuses des saules et, ça et là, de grands aulnes blancs. J’arrivais donc au fond d’une vallée, c’est-à-dire à l’eau.
Mais à nouveau je fus désorienté. Non seulement je n’étais pas arrivé à la source floue de la lumière, mais je me retrouvais à nouveau à l’ombre, bien au fond d’une poche végétale, et le noir de la terre humide n’aidait pas à distinguer bien. Pourtant, à bien scruter au travers des osiers, je repérais, dans le noir entrelacs, des trouées claires, brunes, orangées, jaunes. Ce devait être là : c’était là. La lumière, comme aspirée par l’entonnoir de la forêt, devait faire comme un faisceau lumineux, que sais-je ?
Mais maintenant il fallait passer, ce qui n’était pas une mince affaire : le ruisseau était trop large, je repérai vite qu’il s’avérait profond, vaseux, inutilement dangereux, et puis derrière il y avait encore l’ourlet de ronces, sur le rideau de saules, sans doute mêlés des horripilants cassis (j’avais taillé une partie d’une saulaie vers la ferme, et j’avais fait l’expérience de trébucher, pied, comme main tenant la scie, sur ces arbustes petits, minuscules, indestructibles, le cassis).
Je longeais un peu le ruisseau et, à un endroit où il faisait de petites tresses, je parvins à le traverser en m’aidant d’un tronc abattu en travers, et des branches bien vivantes au-dessus, quitte à m’enfiler pratiquement au sol entre les ramures d’osier. Je marchais un peu comme ça, penché, râlant, entre les orties, les grands joncs et les douces-amères, le sol était toujours plus humide et je m’enfonçais nerveusement, jusqu’à ce que je parvienne à une espèce de petite roche, qui s’avéra abriter une source, une source tufeuse, jaune, derrière laquelle je découvris alors, éberlué, et comme abruti, le marais…
Le marais, un marais immense, qui naissait là d’un coup, et formait comme une langue dont on ne distinguait au loin, ni à droite, ni à gauche, les extrémités. Ce n’était pas de ces impénétrables roselières qu’on voit parfois, même si quelques roseaux, parfois en colonie, émergeait ça et là, c’était une construction miniature de végétation arasée, roussie par les âges, polies, des herbes (des laîches de Davall, des laîches jaunâtres, des laîches à vésicule, et bien d’autres, que j’apprendrais plus tard), piquetées çà et là de belles, d’élégantes, de somptueuses fleurs bleues (diverses gentianes, plus tard). Je sautai dessus, c’était bien ça, je sautai sur le marais, comme on sauterait sur une étoupe ou une éponge géante. De la source glaciale (je me désaltérai longtemps, soudain le soleil très haut dans le ciel piquait plombait abrupt sur mon front ; je réalisai que j’étais éreinté, je m’assis un instant) naissait un réseau complexe de rus et de gours profonds, séparés par des plages plus ou moins solides de tufs, au milieu des touradons, nombreux, de laîches. Parfois l’eau passait dessous, formait des douves ou des arches, tout un univers secret de batailles médiévales ou de mythes encore plus anciens. C’était un paysage fantastique, inédit, discret. Des phases vallonnées de bruns, d’ocre ou de vert des différentes colonies des laîches, les taches de violet soyeux des swerties, celles de blanc laiteux des parnassies, les tiges argentées des tormentilles, les plumeaux blancs de linaigrettes, les touffes noires de choins, et le clapotis de l’eau : un paradis d’une flore rare, à mes yeux émus l’une et l’autre inconnus.
Une fois reposé, je pensais rejoindre le centre du marais, de la tourbière en somme, ce qui était sans compter les nombreux trous, les reposoirs, et les pièges des touffes qui achevèrent de me fatiguer et de me tremper et les chaussures et les pantalons.
J’arrivais à un endroit un peu surélevé, à quelque distance d’un autre bosquet de saules. Le soleil dardait et me brûlait, mais je voulais surtout m’asseoir, même dans une flaque, m’asseoir. Dans cette assiette me recentrer.
Tout autour de moi un vide de laîches, un espace qui, s’il semblait planégeant, était dédié à l’horizontal, bien peu à la marche, un espace qui recelait, malgré sa ravissante fragilité, avec une multitude de secrets, une multitude de dangers. Une fois plus ou moins calé entre touffe et minuscule lac, doré au soleil, je m’assoupis, sans doute… sans doute un bon moment car, lorsque je rouvris les yeux, le soleil avait bien avancé dans sa course. Je distinguais son halo, mais lui même était désormais caché derrière les grands arbres de la forêt, celle du dehors du marais. J’étais seul, bercé par le clapotis de l’eau, les feulement de bêtes inconnues quelque part.
Le tuf recouvrait tout ce qu’il touchait, pétrifiait les brindilles, les feuilles, les cailloux, et même les corps morts d’insectes inconnus, des ailes abandonnées de libellules.
Le soir tombe, on n’entend plus rien que le gargouillis de la source tufeuse du marais. Une brume que celui-ci exhale voile et dévoile à tour de rôle un groupe de grands mammifères, chevreuils ou sangliers, difficile à dire, et c’est un barbotage incessant qui s’entend alors, inquiétant. Soudain s’envole à force de tire d’aile une forme sombre qu’on décrira comme un oiseau. Il y avait aussi des frelons, qui venaient en piquet à la lisière du marais, terrestre ou aquatique (je n’ai pas compris pourquoi).
Le soleil disparaît vite, derrière les barrières des montagnes, les frondaisons des arbres, et le froid immémorial revient, souverain. La nuit tombait, bleue et calme et je ne me résignais pas à partir. Le temps n’appartenait plus à cette dimension. Le marais était ce temps déposé, concrétion géologique emprisonnant les horloges. Les grenouilles répondaient aux pieds ou aux geais, les chauve-souris prirent toute la brume comme une place forte, une zone de combat. La lune, enfin, arriva finalement, et termina l’entreprise de flocage engagée plus haut (engrangée par la nuit).
Je resterais là, sans rémission de retour, englouti par la beauté sans âge.