Ce texte a paru dans La Moitié du Fourbi #2 en 2015, intitulé Ecrire petit. Il s’intègre à La littérature inquiète 4.
« Pour moi, je vis dans les champs que mon microscope me montre, change à l’infini. »
H. M.
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Location d’une orange
Ce qu’il faudrait, tout au plus, c’est une orange. Comment résoudre toute une ville, une ville pulvérisée en tous ces visages, toutes ces marchandises et tous ces mouvements en autre chose qu’un fruit ? (Du reste, on peut choisir entre une orange, une mangue ou une pomme, peu m’importe.)
Il nous faudrait une orange.
Avec l’orange, je mets le citron. Ou : avec l’orange, je mets le kaki. Ou : avec l’orange, je mets la pomme ou la mangue. Ou : avec l’orange, je mets le ballon de football ou la maquette du globe terrestre. Ou : avec l’orange, la bille, l’œil, le galet (œil crevé œil fossile). Ou : avec l’orange, je peux mettre des clous, un tigre ou de l’eau gazeuse, peu importe.
Ce qui importe, c’est qu’il importe que l’orange reste au centre de nos préoccupations. Il importe que l’orange devienne le mètre-étalon, l’orange-étalon, à l’aune duquel, à l’orange de laquelle se déploie le reste du monde, ces rues entoilées, ces collines rasées, toute l’eau de la mer et toute la merde et tout le vivant qui y baigne, de sorte que n’importe quelle ménagère, pressée par un repas qu’elle n’a pu terminer car il lui manque un ingrédient essentiel, persil ou poutargue, pourtant je l’avais noté sur mon pense-bête, quelle andouille, de sorte que n’importe quel type debout au comptoir un clope à la bouche ruminant son brouet mental avec la cuiller du disque des promesses déjà rayé avant écoute, de sorte que l’enfant qui passe en dessous de tout ça seulement imbibé de lui-même et d’assouvir ce qu’il ne sait pas encore être grandir, c’est-à-dire éloigner-et-séparer, de sorte que quiconque, la pute là en bas de ma fenêtre de ma rue, la pluie qui tombe raide et veloutée là tout de suite, ou le conducteur du funiculaire qui profite de la descente pour appeler son père alité, quiconque puisse dire : j’en voudrais trois oranges ; ça va durer encore combien d’oranges ? ; il était orange de peur ; on a perdu les oranges ; etc.
Naturellement, un esprit pressé pourra substituer l’orage à l’orange. Il en serait moins assuré, peut-être, il n’en gagnerait pas moins en chevelu.
Corpus domini
Peu importe la taille du fruit en réalité. L’image déjà vue par le passé1 nous sert à saisir l’opération en cours dans l’écriture — qu’on n’ose plus appeler poésie — d’Henri Michaux. Je me mets dans cette pomme. Nous tournerons autour de ce fruit.
On peut gloser longtemps sur le caractère prégnant de l’évanescence — cette nouvelle catégorie de l’être — dans les œuvres de Michaux, depuis Plume et les premiers recueils. On peut également s’attarder sur le mystère de la forme brève chez lui, plus proche cependant du clin d’œil ou des doigts qui claquent que du billet doux ou du pur fragment (à la Char, et ce même dans Poteaux d’angle).
En rassemblant quelques textes choisis, extraits de l’œuvre mature de Michaux, nous nous proposons de trouver le point de section entre l’exigence de la forme brève et la passion de l’évanescence, et ce point de section se trouve également à la croisée de la peinture et de ce qu’on appellerait trop vite calligraphie. Nous nous pencherons sur les textes parus à partir de la seconde moitié des années 1960, à l’exception des livres limites ou projets éloignés du fil principal du tissu (drogue, films, peinture, essais2…).
Affût
Dans une œuvre aussi variée que celle de Michaux, il n’est certes pas aisé de prendre des mesures, user de la mire, du crible, de la règle ou du laser. Toutes ces tentatives sont vaines. Tout au plus peut-on tenter des circulations. Il est essentiellement coulant, celui qui cherche la force de l’eau ou du vent. Et si on en saisit un bout, comme on rattrape une silhouette par un pincement de vêtement, ce n’est jamais qu’un reste, un accroc, une déchirure, loin de comprendre l’ensemble.
Emil Cioran, glissant ami, croit le cerner lorsqu’il décrit Michaux comme un scientifique « swiftien ». Il n’est pourtant pas des auteurs que de fumeux protocoles séduisent, ce n’est pas un être de chiffres (ou de modèles). Plutôt un observateur curieux, et que le réel (ou ce qu’on appelle tel) émerveille.
C’est d’ailleurs toute la part du mystique, trouver le geste liant éparpillement et unification. Aussi bien en l’œuvre, qu’en l’homme — de ce point de vue-là, ce nouveau gradin sur la voie de la poussière, qui se répand partout et embrasse uniformément les choses, ce n’est plus la biographie tranchée de la bibliographie qui compte, ces concepts n’opèrent plus ; les scalpels sont de mousse et le médecin est un esprit frappeur.
Reprenons. Nous avions laissé Henri Michaux en voyageur en des pays lointains (Ecuador et Un barbare en Asie), puis en des contrées imaginaires (Ailleurs) qui conduiront, piste possible, aux expériences intérieures accompagnées par la drogue. Nous le retrouvons dans la seconde moitié des années 1960, après ces dernières évaporations (Les Grandes Épreuves de l’esprit paraîtront, concomitamment, en 1966, et ce sera le dernier des cinq livres sur la drogue), dans une tension entre les « inconciliables », c’est-à-dire entre l’un et le multiple (la formule est aisée). Lieux sur une planète petite, qui pourrait ouvrir notre corpus, rédigé en même temps que Les Grandes Épreuves…, est l’une des dernières évocations dans cette œuvre d’un agencement de mondes imaginaires. L’écriture, toujours désignée comme laborieuse3, dessine les contours d’un nouvel état de l’être, une « conscience dualisante », qui nécessite la fondation d’espaces singuliers, en tant qu’elle se veut « pluralisante, plurilocalisante (Emergences-résurgences, OC3 380) ».
Au même moment, toute l’œuvre précédente de Michaux est repassée au crible de cette césure, et ce sera la nouvelle édition de L’Espace du dedans (toujours en 1966), « anthologie » dont une première mouture parut également en 1944. C’est également la période où reparaissent, revus et augmentés, les livres allant de Plume à La Vie dans les plis, tandis que, plus paradoxalement, les textes publiés par René Bertelé (c’est-à-dire les textes sur la mescaline) dans sa propre maison d’édition, Le Point du Jour, bientôt intégrée à Gallimard, omettent de citer dans la page des œuvres publiées les titres précédant l’anthologie.
On est donc en présence d’une œuvre opérant un retour sur elle-même, un nœud ou une espèce d’invagination comme le pourrait faire un organisme vivant au cours d’une fonction métabolique ou peut-être plus évidemment encore d’un processus physiologique : mue, ou métamorphose.
MUE
mue tant attendue
Est-ce la vraie ?
(Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions, OC3 1223.)
Démiurge domestique
Un peu à la manière du sportif au lit, l’intention démiurgique de Michaux est tout sauf arbitraire, paternaliste, prééminente. Michaux ne se pose pas comme une autorité mais comme un voyageur attentif et impressionnable.
Dès les voyages des années 1930 et jusqu’aux dystopies décrites dans Ailleurs, les relations rendent compte d’expériences hallucinées, problématiques, déficientes. Dans Lieux sur une planète petite (dans Vents et poussières), les mondes visités ou créés sont toujours déstabilisants ; ils sont également modestes : « Nos maisons sont petites, nos pièces sont des armoires […] Nous n’arrivons jamais à nous sentir grands » (168).
Encore que cela ne soit pas réductible aux mondes fictifs ; le réel n’est pas épargné, par exemple dans Face à ce qui se dérobe :
À l’autre bout de la place vint à déboucher un groupe d’Espagnols. Ils débouchèrent petits, tout petits, extraordinairement petits. De quelques centimètres à peine, aurais-je dit. Ah ! Sans doute je savais qu’ils n’étaient pas réellement si petits, que ce n’eût pas été possible pour quantité de raisons que j’étais trop las pour examiner mais dont j’étais pratiquement sûr. Cependant inexplicablement je n’arrivais pas à les voir grands (903).
Cependant cette présence (cette attention) du petit induit une économie d’échelle : c’est par le biais d’une présence au monde singulière que le monde apparaît petit. Dans le même recueil, le texte Moriturus, qui relate une expérience captivante en montagne, on lit que « la Vastitude avait augmenté » (906). L’espace apparaît, et il apparaît essentiellement spatial, bourré d’espace encore, c’est-à-dire, pratiquement, infini, ou, plus justement, incommensurable : « La grandeur était là, l’incomparable » (899).
Dans Lieux… :
Hommes, peu
Espace, beaucoup (292)
Le petit, le restreint, n’est qu’une fonction de l’espace, un jeu de relation, une pratique de la mesure. Dans un texte publié dans Vents et poussières qui ne sera pas repris dans Moments (contrairement à d’autres textes de ce même recueil), l’expérience de la conscience mélange ou assemble des « étendues sans fin »,
[…] immenses qui loin, loin au-delà du plus loin, énormes à jamais hors du champ de ma conscience, qui après des milliers de siècles n’arrivent pas encore à une vue satisfaisante de l’Univers, dont vainement elles essaient de percer les mystères des infiniment petits.
Lointaines aussi d’une autre façon quoique tout près11 (211).
C’est ainsi que se solde ce rapport entre la conscience, l’espace et la projection de l’une dans l’autre. Si, dans Émergences-résurgences, Michaux déclare « les lointains préférés au proche, la poésie de l’incomplétude préférée au compte-rendu, à la copie » (548), Poteaux d’angles, le lapidaire vade-mecum de la maturité, pose la question de la flamboyante présence de l’espace en tant que contenu.
Quand la place manque, un seul sentiment, bien connu, et l’exaspération, qui en est l’insuffisante issue.
Avec plus d’espace, tu peux avoir plus de sentiments, plus variés. Pourquoi dans ce cas t’en priver ? (1050)
D’ailleurs c’est le secret de l’être : « Retire-toi en ton dedans. » (1059)
Ces mêmes étendues, qui se meuvent entre conscience et dispersion, ne sont pourtant pas l’apanage des seuls signes (ou tracés premiers, radicaux, idiomatiques).
Si tu traces une route, attention, tu auras du mal à revenir à l’étendue. (1043)
L’écriture, le signe, peut en effet conduire à une appropriation commode, mais périlleuse.
C’est le monde réduit, au maximum. (644)
Les lettres dans les lignes se ratatinent (743)
Ce trop rapide tour d’horizon de quelques expressions du petit dans les textes de Michaux nous montre que cette dialectique permanente entre l’attrait du vide (qui est l’espace en grand) et la passion du petit (qui est jaillissement vers l’intérieur) ne joue pas seulement au niveau conceptuel ou littéraire ; au contraire, elle est constant va-et-vient entre les expériences du personnage et celle de l’auteur, elle caracole du texte à l’œuvre, elle impressionne la fiction comme la méditation ou la contemplation. Elle est ainsi insaisissable et contradictoire en diable, et c’est ce qui nous empêche, au demeurant, d’en tirer des enseignements que l’on voudrait définitifs.
Quantique des quantiques
Dans The Thin Man (l’un des textes de Vents et poussières repris dans Moments), c’est entendu, la fiction évoque cet être modeste,
Petit
petit sous le vent
petit et lacunaire(723)
,
lacunaire, c’est-à-dire percé de vacuoles, brisé dans sa plénitude, mais également « né dans la nuit », et qui doit « refaire son Mandala ».
Ce mandala, ou Univers symbolique, précisément, se rassemblera, si l’on peut dire, lors d’une nouvelle expérience, annoncée dans Passages, déjà entamée dans Mouvements, et qui se reproduit dans Parcours, puis dans Par des traits et Par la voie des rythmes. C’est la publication de livres sans texte (ou très peu), qui sont pourtant des livres (et non des peintures), des livres qui ne disent mot (d’après le mot juste de Lorand Gaspar).
Des livres faits de dessins qui semblent répétés, ou plus justement rythmés, parfois accompagnés d’un poème, d’une préface tierce, ou de rien du tout. Une écriture, un alphabet, mais surtout un texte excédé, un livre ramené à son état de livre, une plaquette, un boulier, un imagier.
Dans Par des traits, Michaux précise son geste :
« De la naissance à la mort, un trait
modèle universel.
Du matin à la nuit
de l’unicellulaire à la baleine
de la cueillette à l’industrieTraits irréductibles de l’élémentaire,
sans alarmes sans ornements
premier début et dernière des traces
de la tribu à la Société
de la main à l’empire des bureauxDes traits plus petits que les plus petits, partout bâtonnets infimes qui échappent à la vue
des traits infiniment savent se répandre, se multiplier
au-dedans des corps humains impuissants
Maître des maladies
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .(1252b)
Texte important, en effet, qui prétend « biffer » toute discussion stérile et malaise dans la civilisation, voilà une espèce de programme, ou plutôt de non-programme, puisque ces biffures se cherchent, veulent aller contre le savoir et, bien que se présentant dans l’accumulation, forment un continent de l’œuvre encore plus « élémentaire ».
« Dessiner en pauvre » (545), d’ailleurs, se résorber à la ligne, c’est une longue tâche pour Michaux, qui aborde ainsi des terres pré-historiques, silencieuses et labiles. Le texte qui clôt Par des traits, Des langues et des écritures. De la nécessité de s’en détourner, est rigoureusement clair sur l’entreprise en cours. Une langue « de peu de moyens », « pour peu de besoins », « entre amis », « pas territoriale », « des petits bouts de langue seulement, bien choisis », « une langue sans prétention », « pas vraiment une langue, mais toute vivante », d’ailleurs plutôt des signes, loin des mots, qui permettent de créer, et qui libèrent l’homme, « le désaliénant » (1284ab-1285b, Michaux souligne).
On notera d’ailleurs que ces livres sur les lignes, les alphabets, les idéogrammes, les êtres, insectes, petits personnages ou animaux évoluant sur la page déçoivent notre désir fou d’élucidation : on ne peut pas les citer, sauf à en faire la copie photographique. Mais peut-être est-ce aussi leur force. Michaux écrivant par ailleurs (Poteaux d’angle) :
Étant multiple, compliqué, complexe, et d’ailleurs fuyant — si tu te montres simple, tu seras un tricheur, un menteur. (1052)
C’est à un double geste que nous avons affaire — et il ne saurait en être autrement, puisque c’est précisément ce va-et-vient qui est sous-entendu.
L’écriture pariétale (ou soi-disant telle), l’idéogramme, le dessin, dans l’impossibilité de la citation, c’est-à-dire de la reproduction, souligne le caractère éminemment singulier de son auteur. Or, dans le même temps, « le solitaire sera éclaboussé par tous » (Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions, 1183), c’est-à-dire que l’individu sera immanquablement rattrapé par le collectif, la colonie.
C’est alors que se noue le grand silence. Pulvérisé dans le geste, la trace, le saisissement, celui qui cherche l’apaisement, comme accaparé par la vastitude infinie de l’espace, se résout dans la multiplicité, le coloniaire et le rhizomatique.
L’ectoplasme, le plancton, l’essaim, les œufs, les cris, les coups, les gales, les parasites, les tribus, les langues, les mots, les points, les lignes, les traits, l’amalgame, la cellule, le multiple, la multitude, la myriade, les plaques, les larves, le nombreux, tout un vocabulaire du foisonnant, du vibrionnant organique naît, et structure l’œuvre, qui bientôt trahit sa mission : celle du « propagateur de riens » (ibid., 1204).
Il s’agissait d’« avoir de la place », afin de « nager en soi » (Poteaux d’angle, 1050 et 1042). L’expérience — qui met en question aussi bien l’espace que le temps, que la conscience, que le réel, produit l’état d’engourdissement et de désincarnation longtemps recherché. C’est alors que se heurte au langage la pensée de ce vide acquis, chèrement atteint.
Le réel manque en ce moment, continue à manquer par vagues. (1353)
Dans ce tout dernier livre composé du vivant de l’auteur, Déplacements, dégagements, le tout dernier texte de la série des Postures, la scène semble se rejouer, qui conduit à l’attendu apaisement, et qu’il nous sied de reporter dans son entier pour éviter enfin la trop facile paraphrase.
Dans l’étroite salle
qui cesse d’être étroite
calme vient à notre rencontre
un calme de bienvenue
composé d’allonges, d’allonges
abandons non dénombrésEmplacement n’est plus ici
n’est plus là
on a cessé d’en avoir, d’en vouloirDu cotonneux en tous sens
vacillant, indéterminé
sur le passé qui sombreTourments, tournants dépassés
un corps pourtant non disparu a couléLieux quittés
Temps du calme continu
parfait
non modulé.Temps dans lequel on ne sera plus déconcerté
divisé,
dans lequel rien n’interpelle,
où ne débouche phénomène aucunPlus de rencontres
Monde sans gradins
ou aux milliers d’imperceptibles gradins
accidents indistinctement coulissant dans de similaires accidentsÉgalisation
enfin trouvée
enfin arrivée
qui ne sera plus interceptée.
On y vogue.Jubilation à l’infini de la disparition des disparités28. (1070-1071)
On souhaitait à la ville la plénitude d’une orange. Nous sommes brisés dans l’acide de ses quartiers.
Mangeant une orange
et si à mon tour j’étais mangé par l’orange ? (Moments, 733)
- « Je mets une pomme sur ma table. Puis je me mets dans cette pomme. Quelle tranquillité ! Ça a l’air simple. Pourtant il y a vingt ans que j’essayais ; et je n’eusse pas réussi, voulant commencer par là. Pourquoi pas ? Je me serais cru humilié peut-être, vu sa petite taille et sa vie opaque et lente. » (Plume, 1938) ↩
- Tous les numéros de pages renvoient au troisième volume des Œuvres complètes Henri Michaux, établies par l’irremplaçable Raymond Bellour (abrégées par la suite en OC3). ↩
- « Je me demande à quel âge j’apprendrai à écrire », écrit-il à Jean Paulhan dans une lettre du 23 novembre 1964. ↩