L’Art avec un grand A
L’un des problèmes qui vient rapidement avec les questions liées à la contre-culture tient dans ce drôle de mot de “contre-”, et ses dérivés : “sous-” et “[•]-”. La désignation d’une culture spécifiquement populaire, voire d’une culture de masse a pour conséquence plus ou moins affichée la référence à l’existence d’une vraie, d’une authentique et d’une officielle, d’une grande et d’une noble culture.
Là encore les débats existent depuis des lustres ; si l’on ne pouvait s’en tenir qu’aux artistes eux-mêmes, on aurait des pages et des pages écrites par les Romantiques, les Surréalistes, les Situationistes, et finalement toute réflexion critique pour qui (prix de la modernité en art ?) il y une distinction à faire entre deux sortes de cultures.
Dans ces notes, bien sûr, je ne réalise pas un travail de recherche poussé, mais je note, justement, ce qui me passe par la tête.
Et je me demande si l’un des nœuds du problème ne tient pas au fait que notre époque moderne et contemporaine, en faisant de la culture une discipline déracinée du social et du sociétal, n’a pas commis un geste politiquement et artistiquement malheureux.
L’Art, avec un grand A, officiel ou non, du moment qu’il est déconnecté du réel (je ne parle pas du réel si cher à la social-libérale-démocratie), c’est-à-dire qu’il est découplé de ses protagonistes populaires mais placé sur un marché, réservé à une élite, et désempreint de fonction sociale, pour n’avoir plus qu’une fonction symbolique, cet Art essentialisé n’est plus de l’art.
C’est évidemment très perceptible avec la musique savante au XIXe siècle ou avec les arts plastiques du second XXe siècle. Mais ce faisant, le soupçon, les a priori envers toute forme de culture ou d’art populaire (folklorique, anecdotique, sympathique, parfois pathologique) dénature tout à la fois la fonction de l’art dans le groupe social et le contenu même des œuvres qui en sont issues.
Or la contre-culture a précisément pointé et insisté sur la nécessité d’un recours à la culture populaire, et de manière à ce point fine qu’on ne sait plus faire la part des choses entre ce qui est l’héritage des cultures populaires remises au goût du jour (blues par exemple) et ce qui a été pensé et produit directement pour “coller” à un présupposé inconscient populaire (exemples nombreux, disons pour aller vite musique dance européenne des 90’s : La Bouche, Technotronic, 2unlimited).
Mais, toujours dans ce même mouvement, la contre-culture a brouillé les limites entre culture populaire héritées et vivaces (ex. danses et musiques folkloriques), culture populaire décrétée ad hoc (ex. blue-jeans, chewing-gum, motocyclette), et culture savante ou institutionnalisée. Lorsque le street-art, le rock, ou les super-héros entrent dans les musées et que les artistes sont financés soit par la manne publique, soit par les mécènes privés ou pire les grandes marques du marché globalisé, que devient l’esprit de la culture populaire1 ?
Le cas du rock est réglé depuis longtemps, certes, mais on se surprend encore à voir dans la presse un magazine sur les chefs-d’œuvre du rock avec le… vinyle en bonus ; pour le street-art le phénomène est plus récent, mais il est évident qu’il est lié à la spéculation immobilière, les immeubles « décorés » permettant une plus-value directe et justifiée. On ne fera pas l’affront de citer ici le cas de McDonald’s par exemple, dont le véritable métier n’est pas de vendre de la nourriture rapide, mais d’investir dans la pierre de par le monde entier.
On voit donc un double mouvement se dessiner (ce qui ne facilite pas les choses) : d’une part la déconnexion d’une culture devenue donc officielle, qui se présente comme “pop”, et rejoint les sphères éthérées de l’Art (juste et authentique) ; d’autre part le rejet de toute forme de pratiques véritablement populaires (pour des tas de raisons pas forcément culturelles), dont la forme ou l’esprit ne sont pas radicalement éloignés des premières (manger un cheese-burger n’est pas fondamentalement différent de lire un numéro de Batman), mais qui échouent à acquérir ce surplus d’âme qui forme l’Œuvre et génère ou nourrit l’Art.
En résumé, il conviendrait de travailler sur les formes sociales de l’art tout en déboulonnant les instituions culturelles et en rejetant toute essentialisation de l’œuvre.
Encore faudrait-il encore faire la part entre ces institutions pétrifiantes et les organisations disons locales de soutien à la création, comme les MJC, les centres sociaux, les écoles de musique, les bibliothèques, etc. dont la vocation d’éducation populaire est malheureusement épuisée par une constante baisse des budgets mais surtout par la substitution progressive des maisons militantes par des outils administratifs officiels (la subvention, la formation, la reconnaissance par le pouvoir politique des associations d’ “éduc pop” ayant pour malheureuse contrepartie la rationalisation du discours, l’affadissement de l’idéologie et la dépolitisation du rapport de force).
C’est une tâche bien difficile, sans doute impossible en l’état. D’autant que chaque nouvelle forme issue de la culture populaire est immédiatement récupérée par le marché. Mais au lieu de rejeter toute discussion par acquis de conscience, il serait plus utile de prendre en considération ces pièges (ou contradictions) qui sont au cœur de la contre-culture, et de s’informer sur les fondements politiques qui agissent de toute manière en sous-main.
- Tout ce qu’on place (parfois abusivement) sous (ou derrière) le terme de “pop” est-il encore populaire ? Chacun sait bien que non. ↩