Cher Erri de Luca,
Vous voilà absous. Vous n’irez pas en prison. J’en suis heureux pour vous. C’eut été ridicule, comme toute cette affaire est ridicule.
Mais, je vais vous faire une confidence : tout comme vous pensez que la ligne Tav (treno alta velocità) entre Lyon et Turin ne sera jamais construite — et en tout état de cause, le chantier est bien mal embarqué — j’étais pour ma part persuadé que vous ne seriez pas condamné. Que j’en aie été persuadé ne veut pas dire que vous ne l’auriez pas été effectivement, mais j’avais cette intime conviction, pour plusieurs raisons.
Je passe d’emblée sur le battage médiatique qui a eu lieu sans aucun doute à votre corps défendant autour de votre nom et de votre personne. Ce vacarme a sans doute pesé dans la balance, et l’immense liste de vos soutiens en atteste.
Je passe également sur la nature propre (?) du chantier, sur les conséquences écologiques des travaux, sur l’utilité supposée de cette nouvelle ligne de train, sur la lutte des habitants de la vallée… J’ai quelques avis sur ces sujets, parfois même argumentés (concernant la destruction des écosystèmes par exemple), mais d’une part je ne maîtrise pas du tout ce cas précis et d’autre part je souhaite m’attacher plus particulièrement aux soubassements idéologiques que toute cette affaire a révélé.
Mettons que cette ligne est inutile, polluante et discutable d’un point de vue éthique (de par son lien aux intérêts financiers des uns et des autres). Je partage plutôt ce point de vue, et je suis plutôt favorable, comme vous, aux actions qui se mettent en travers de sa réalisation.
Partons du mot de sabotage : si le sabotage est l’une des formes que la lutte locale peut prendre, pourquoi pas, du moment qu’aucune vie humaine n’est mise en danger. Or ce mot de “sabotage”, pour une partie de vos soutiens de ce côté-ci des Alpes, mais peut-être aussi pour une partie des collectifs dits “no-Tav” italiens, évoque immanquablement une action forte, riche d’implications historiques, politiques et judiciaires, et se rattache à un idéal de résistance, à un mouvement alternatif généralement très marqué idéologiquement, dont l’affaire de Tarnac, et plus récemment celles de Sivens et Notre-Dame des Landes, en France, sont d’autres exemples.
Cette idéologie, reprise à son compte par une frange des intellectuels de gauche, comme on dit, s’est renouvelée récemment par le biais des livres-manifestes du Comité Invisible.
Ceci étant dit, je ne voudrais pas avoir l’air de regretter « beaucoup de bruit pour rien », ou encore de vouloir dénigrer ces énergies anticapitalistes. Je souligne simplement mon intuition — un sentiment très diffus, très peu enraciné, mal théorisé, si j’ose dire — que ces militants se trompent de cible.
S’il est évident que le capitalisme, dans ses chocs les plus violents comme dans ses infusions les plus subtiles, est l’unique objet de ma colère, il convient de poser correctement le problème d’un point de vue politique.
Il s’agit ainsi de faire la part des choses entre les poursuites menées par le procureur, qu’on peut imaginer politiques en dernier ressort, et l’opposition inverse qui réduit l’ensemble de l’Etat à ses agents. Les positions ne sont d’ailleurs pas très claires puisque vous avez également reçu le soutien d’un ancien dirigeant du parti organique de l’idéologie néo-libérale, par ailleurs devenu chef de l’un des deux états intéressés par cette ligne.
D’un certain point de vue, ce simple soutien invalide et désengage tous les autres. Et nous révèlerait — si besoin était — que la puissance politique est, de part et d’autres, complètement anéantie.
Nous sommes dans une époque où la politique est mise de côté par le capitalisme lui-même, qui a pris le contrôle d’institutions non démocratiques largement imaginées et entérinées justement par le parti sus-cité. Par conséquent, s’engager dans un rapport de force qui est tout sauf politique — et qui, de fait, prend les formes romantiques de l’insurrection anti-étatique, libertaire et anti-autoritaire — me semble être sinon une erreur de jugement, du moins une perte d’énergie ou de temps (ceci avec hélas les horreurs répressives, la violence policière, et les recours incessants à la justice pénale).
Ainsi avez-vous été disculpé : je ne crois pas que vous auriez été réellement inculpé. Pour la bonne raison que les enjeux ne sont pas là. Ni pour l’Etat lorsqu’il est dévoyé par une main invisible trop visible, ni pour les puissances financières dont cet Etat devenu fantôme, par un habile jeu institutionnel où l’Union européenne (mais également l’échelon régional) prend toute sa part de “responsabilité”, n’est plus qu’un séide.
Croyez bien, cher Erri de Luca, que je suis de tout cœur avec vous,
Au plaisir de vous lire encore,
* Car sous forme de correspondance, mais feinte (ou menteuse), n’ayant ni son adresse, ni besoin de lui écrire vraiment (ce n’est pas que je n’aime pas son travail, au contraire). Ce n’est peut-être pas à lui, ou pas qu’à lui que j’écris.