Microfiction (cĂ©rofiction) de la sĂ©rie RĂ©sidences et Ă©crite Ă l’occasion de la rĂ©sidence Situer organisĂ©e avec Ciclic en rĂ©gion Centre-Val de Loire
Avant, en piquant de la queue, tu ressemblais Ă une abeille,
tandis que maintenant tu piques de la langue et ressembles au serpent.
Lettre de Roscelin de CompiÚgne à Abélard
« Câest un dĂ©cor de cinĂ©ma », il pensait.
AprĂšs un premier moment dâĂ©garement. Mais comment sâĂ©garer ? il nây a pas dâissue possible : il nây a que la route, droite sur des kilomĂštres, et pas moyen de se tromper, pas moyen de sâen dĂ©tourner, de se dĂ©pister. Câest la plaine, Ă lâinfini la plaine, la plaine Ă lâinfini, Ă lâinfini de lâinfini, parce que derriĂšre la plaine, derriĂšre lâhorizon, quâon voyait depuis lâhabitacle, lorsquâon croyait y ĂȘtre parvenu, il y avait un autre horizon, tout aussi lointain.
Parfois toutefois, de grands virages contournaient les parcelles, et câĂ©tait Ă©trange aussi, ces angles droits insoupçonnĂ©s, invisibles dans les hautes herbes ; ce nâen Ă©tait pas moins un tunnel sans Ă -cĂŽtĂ©.
Il roulait vers la ville et dĂ©jĂ , si loin, il commençait Ă percevoir les plus hautes tours. Il nâavait jamais vraiment traversĂ© la Beauce, ou autrement que rapidement, par les voies ferrĂ©es ou les autoroutes ; câĂ©tait la premiĂšre fois quâil allait y rĂ©sider quelques jours. La premiĂšre fois, quâ « à hauteur dâhomme », pour ainsi dire, il allait passer et vivre en son dedans.
LâĂ©garement, câĂ©tait aussi la difficultĂ© pour le regard de sâaccrocher Ă quelque chose⊠une espĂšce dâoppression, du ciel peut-ĂȘtre qui Ă©tait trĂšs haut mais qui Ă©tait trĂšs Ă©pais aussi. Les seuls repĂšres Ă©taient les Ă©glises, les chĂąteaux dâeau, les pylĂŽnes, les Ă©oliennes, et surtout les silos, leur patrimoine restituĂ© dâimmenses cathĂ©drales mĂ©caniques, rongĂ©es par la rouille ou le lichen, fiĂšres absides dĂ©diĂ©es au travail agricole.
Un peu dâanxiĂ©tĂ©, un peu de panique (Ă©crasement dĂ» au vide, ou fuite impossible), puis, avec le temps, lâhabitude (il semble que lâon sâhabitue vite en rĂ©alitĂ©, quelques dizaines de minutes suffisent ; câest pareil dans dâautres lieux majestueux, lĂ oĂč lâhumain est ridicule : les Alpes, la Bretagne, les dĂ©serts et les steppes des CaussesâŠ), câest plutĂŽt une grande sensation de sĂ©rĂ©nitĂ©, celle justement qui vient Ă lâhomme effacĂ© dans le paysage. La majestĂ© (ce mot insistait), la majestĂ© du paysage.
AprĂšs un temps, tout ce temps ramassĂ© en quelques instants, il pensa donc : « câest un dĂ©cor de cinĂ©ma ».
*
Je ne saurai dire si le paysage avait changĂ©. Comment changer lâuniforme ? Pourtant nous nous Ă©tions bien lĂ , pour tĂ©moins, et nous vieillissions. Est-ce parce que nous, nous changions, que changeait le paysage autour de nous ? Oui sans doute.
Je me rappelle les moutons, mais ils ne sont plus lĂ sous mes yeux.
Je me rappelle les chevaux, mais ils ne sont plus lĂ sous mes yeux.
Je vois pourtant les blés, et eux toujours pÚsent dans le champ, ondulent sous le vent perpétuel. Je me rappelle le gros vent, et je le vois. Je me rappelle les cieux, et je les vois.
Je ne sais pas pour les silos, peut-ĂȘtre ont-ils grandi, et je ne sais pas pour les chĂąteaux dâeau, peut-ĂȘtre ont-ils poussĂ© Ă leur tour eux aussi ? Je me rappelle aussi dâavant les pylĂŽnes, les Ă©oliennes.
Alors oui en effet, insensiblement⊠comme un lĂ©ger dĂ©vers amĂšne imperceptiblement un relief, et un relief un paysage, et un paysage une mĂ©lancolie, câest-Ă -dire une mĂ©moire dĂ©chue.
*
Câest exactement ça, poursuivit-il dans sa tĂȘte : un grand film de la route, Ă lâamĂ©ricaine, et pourquoi pas ? Nous sommes imprĂ©gnĂ©s des vastes paysages de la plaine amĂ©ricaine, aussi bien dans les films que dans les sĂ©ries et mĂȘme les romans. Ils Ă©veillent en nous de mystĂ©rieux imaginaires, dâhĂ©roĂŻques personnages, des luttes sauvages. Mais lorsquâon Ă©voque la Beauce dans notre pays, surgissent en premier lieu des traits nĂ©gatifs. « Parce que les gens de la ruralitĂ© sont mĂ©prisĂ©s », pensa-t-il.
Dâailleurs quand il avait cherchĂ© des Ă©lĂ©ments touristiques sur la Beauce, câest lâAmĂ©rique qui est venue. La Beauce du Canada. Il ne comprenait pas les visites que proposaient le site, il ne connaissait pas de mont Sainte-Marguerite, et il ne voyait pas de monts en Beauce.
Il Ă©tait venu faire des recherches sur la forĂȘt des Carnutes (passons sur le cadre et les dĂ©tails professionnels), dans lâespoir de trouver sur le territoire des fragments de forĂȘt ancienne, historique mĂȘme, dont lâĂ©tude du sous-sol apporterait de nouveaux (et qui sait ? prĂ©cieux) Ă©lĂ©ments sur les mouvements climatiques. Lâanalyse bibliographique avait stipulĂ© que le sol et le sous-sol nâavaient jamais permis lâinstallation dâune forĂȘt en tant que telle, et des Ă©tudes rĂ©centes semblaient indiquer que la forĂȘt sacrĂ©e se situait dans une zone comprise entre OrlĂ©ans et Chartres, entre la Loire et le Loir. Le mot Beauce lui-mĂȘme viendrait dâun mot gaulois pour dire « espace dĂ©couvert », ou « champagne »⊠Or la conformation des paysages depuis au bas mot la fin de la rĂ©publique romaine lâavait incitĂ© Ă fouiller les lieux, prĂ©cisĂ©ment parce quâĂ lâĂ©vidence, et contre toute logique, les lieux nâavaient que peu changĂ©.
Ă peine dĂ©buta-t-il de compulser les documents (quâil avait rĂ©servĂ©s depuis chez lui), quâil tomba sur une liasse de feuilles deux fois pliĂ©es en deux, glissĂ©es dans le rabat dâune jaquette. Elles attirĂšrent aussitĂŽt son attention ; il hĂ©sita et se demanda sâil avait vraiment le droit de les ouvrir et de lire. Il balaya la petite piĂšce du regard ; la lumiĂšre Ă©tait tamisĂ©e, il portait des gants, il agissait dans le cadre professionnel : il en conclut quâil nây avait pas de raison qui sâopposĂąt Ă ce quâil les considĂšre comme une part de son corpus.
CâĂ©tait une lettre, adressĂ© Ă un certain PhilĂ©mon Sevestre, Ă©crite par un Ă©nigmatique MP, le 16 juin 1907 (il nây a pas dâenveloppe). Il recopia ce passage dans son carnet.
« On prĂȘte beaucoup de qualitĂ©s aux Ă©crivains, sans doute trop. Mais ce quâon ne peut leur reprocher, mais peut-ĂȘtre est-ce un vice qui sâest affermi sur le terreau de la dĂ©fiance, ou, comme une seconde nature, sâest bĂ©quillĂ© Ă une espĂšce de mauvaise foi que dâaucuns nomment sensibilitĂ©, ou pire, luciditĂ©, ce quâon ne peut leur reprocher, disais-je, câest leur manque de tact au regard des rĂ©alitĂ©s du monde. Mais un drĂŽle de phĂ©nomĂšne se produit, lorsque par exemple je vois agir mon personnage, le vois Ă©voluer dans un monde qui peu Ă peu, dâĂ©trange maniĂšre, sâaffranchit de ma tutelle, et câest comme si mon stylographe nâĂ©tait plus ni fĂ©rule, ni houlette, pas moins une laisse dont on se sert, vous savez, pour maintenir et contraindre les animaux domestiques, ni un mors, qui est utile Ă diriger les chevaux. Câest comme si moi-mĂȘme me dĂ©doublais, lui se sĂ©parant de moi, et moi devenant lui, lui Ă©crivant et moi lisant, je ne vois pas comment le dire autrement, ni de maniĂšre plus claire.
Vous savez, cher ami, que, lorsque je vous retrouve ici, notre entretien vient nourrir ma propre pratique ; câest peut-ĂȘtre aussi parce que votre sociĂ©tĂ©, prĂ©cise, positive en quelque sorte, faisait Ă©cho Ă mon propre cheminement, tantĂŽt hĂ©sitant, tantĂŽt fougueux, et lâun et lâautre sâarticulent comme certains objets, ces petits vĂ©hicules destinĂ©s au loisir des petits enfants.
En quoi tout roman est double ; non seulement le lecteur Ă©crit le livre que lâauteur lui a lu une premiĂšre fois, mais dans ce geste câest aussi un paysage qui est chaque fois Ă©chafaudĂ© et renouvelĂ©, Ă la maniĂšre dâun dĂ©cor de thĂ©Ăątre itinĂ©rant. »
*
LâaprĂšs-midi, au musĂ©e de la mĂ©moire agricole quâil visita, câest avec grande surprise quâil retrouva sur lâune des affiches le nom de P. Sevestre, accompagnĂ© de ces mots : « Lâhistoire veille Ă maintenir lâessentiel de son propos sous le boisseau. Ce qui reste inaccessible au commun, ce nâest certes pas ce qui est claironnĂ© ou, moins vulgairement, ce qui est consignĂ© et sigillĂ© dans les livres solaires.
En quoi toute histoire est double ; on dira quâil y a la grande et la petite histoire, mais je ne fais pas cette diffĂ©rence car, de toute façon, Ă chaque fois câest aussi un paysage qui est Ă©chafaudĂ© et renouvelĂ©, Ă la maniĂšre dâun dĂ©cor de thĂ©Ăątre ambulant.
On prĂȘte beaucoup dâintentions aux historiens ; câest leur faire beaucoup dâhonneur. », avec cette simple indication : La chronique et lâhistoire au Moyen-Ăge, 1909.
*
TrÚs tÎt le soleil était monté et avait arrosé tous les recoins du pays.
Depuis la Conie, qui sâĂ©coulait sans hĂąte, nous devions nous rendre jusquâĂ lâexploitation. LâĂ©tĂ© et le printemps, on y allait Ă pied, on se levait plus tĂŽt, trĂšs tĂŽt, en Ă©tĂ© Ă cinq heures. Quand les derniers bosquets que le ruisseau nourrissait disparaissaient, on entrait dans le monde de la cĂ©rĂ©ale (il y a avait bien quelque champ de patates ou de trĂšfles, mais dans lâensemble câĂ©tait de la cĂ©rĂ©ale, et parmi elles dominait le blĂ©). Nous sommes un pays du pain.
*
Il avait trouvĂ© un gĂźte, chez Odette, une dame Ă la retraite, une ancienne commerçante, boulangĂšre, et dont le mari, nonagĂ©naire, ancien facteur ; ils louaient deux ou trois chambres dâune belle ferme situĂ©e en plein cĆur du pays. Nous discutions tous trois, tandis que mijotait le faitout de rata quâelle sâĂ©tait proposĂ© de lui cuisiner, puisquâil sâintĂ©ressait « aux choses dĂ©suĂštes ». Elle sâenquit de lâavancĂ©e de ses recherches. Elle lui apprit que Sevestre Ă©tait un nom commun dans le secteur, qui lui Ă©tait familier puisque des cousins Ă elle le portaient, des parents Ă©loignĂ©s du cĂŽtĂ© de Fains-la-Folie, de gros exploitants depuis toujours. Il se fit Ă lâidĂ©e que le mot Ă©tait une dĂ©rivation de sylvestre⊠et se demanda jusquâĂ quel point la forĂȘt avait hantĂ© lâimaginaire local.
La discussion venait alors sur le travail agricole, ce qui avait changĂ©, ce qui avait disparu. « Mais aujourdâhui, finit-elle, les gens vivent mieux, mĂȘme les jeunes, ils sont moins souvent contraints par le temps, les alĂ©as. Les machines ont pris une place considĂ©rable, oui, mais il faut toujours quelquâun pour les mener, pour les entretenir… »
AprĂšs le dĂźner, il fit quelques pas dans le village et gagna ses « faubourgs », les belles maisons de pierre blanche. Dans le village, on se sentait Ă lâabri. DĂšs quâon en sortait un peu, on Ă©tait Ă nouveau renversĂ© par lâimmensitĂ© du vert. Comme le ciel Ă©tait immaculĂ©, un dĂ©but de lune vint Ă©clairer en douceur les armĂ©es et les armĂ©es dâĂ©pis.
CâĂ©tait une Ă©trange sensation, un peu comme naviguer en mer. Et les villages Ă©taient comme des Ăźlots. Il y avait cette pression tellurique des Ăźles. Il ne doutait plus que la forĂȘt dâici avait Ă©tĂ© un mythe, des histoires quâon raconte pour effrayer les petits enfants. Ou les subjuguer. Jules CĂ©sar le savait dĂ©jĂ , et je ne sais pas quelle Ă©tait lâintention de Rabelais lorsquâil fit dire Ă Gargantua « Je trouve beau, ce ». Mais il Ă©tait en plein accord avec lui.