Microfiction (cĂ©rofiction) de la sĂ©rie RĂ©sidences et Ă©crite Ă l’occasion de la rĂ©sidence Situer organisĂ©e avec Ciclic en rĂ©gion Centre-Val de Loire
Le crĂ©puscule a dâabord dorĂ© les brandes, avant mĂȘme lâembrasement du soleil qui projetterait ses rayons rasants au visage et aux yeux. Il restait quelques fleurs sur les ajoncs, et celles-ci se sont enflammĂ©es, nâayant plus rien Ă perdre, signes avant-coureurs du flamboiement qui sâapprĂȘtait Ă surgir. Tout brĂ»lait et sâenveloppait dans le mordorĂ© de la fin dâaprĂšs-midi. Les Ă©tangs, par contre, faisaient dĂ©jĂ cratĂšres, flaques noires sans yeux, ou yeux sans vie, Ă©crasĂ©s au sol, tacitement reconduits.
Je passai de lâun Ă lâautre, un peu pour me promener, un peu pour braconner : câĂ©tait lâĂ©poque de leur vidange. Je ne cherchais pas de poisson, je furetais plutĂŽt en quĂȘte des Ă©crevisses. Comme lâeau venait Ă manquer, celles-ci prenaient le risque de sâaventurer vers dâautres maisons plus favorables.
Je me sentais peu coupable, mon oncle Rojoint possĂšde plusieurs chaĂźnes, et jâai autorisation et possibilitĂ© de pĂ©nĂ©trer dans sa propriĂ©tĂ©. Je ne volais personne, en somme ; quant Ă ma chasse, mon prĂ©lĂšvement Ă©tait si indigent que je ne doutais pas quâil puisse avoir des consĂ©quences nĂ©fastes sur la population.
On le fait depuis toujours, depuis que les Ă©tangs existent, et je me sens chez moi. Oui, je peux bien lâaffirmer, ici je me sens Ă la maison. Cette maison, nous la partageons, mes oncles avec mes parents, mes frĂšres avec mes cousins. Il y a qui pĂȘche, il y a qui chasse, il y a qui rĂ©cupĂšre le petit bois (et moins petit) et il y a qui ramasse des herbes ou cueille des baies, comme Marie, ma cousine germaine, qui fait des boutons dâĂ©pine blanche une si dĂ©licieuse Ă©pinette.
Notre terre familiale, nous lâoccupons depuis des gĂ©nĂ©rations, et bien malin celui qui viendra me dire ce que jâai droit de faire ou de ne pas faire.
Câest notre terre, certains des anciens lâappellent notre Main, parce quâavec le temps, elle sâest divisĂ©e en plusieurs parcelles, Ă peu prĂšs figurĂ©es par les chaĂźnes des Ă©tangs, qui prennent vaguement lâallure de doigts, dessinant une main Ă quatre doigts un peu difforme, lâindex accusateur, si câest lui, un peu brisĂ© en son extrĂ©mitĂ©, et lâauriculaire, si câest lui, excentrĂ©, en avait Ă©tĂ© comme dĂ©tachĂ©, avait pivotĂ© lĂ©gĂšrement comme en angle droit par rapport Ă lâaile extĂ©rieure de la paume.
AprĂšs lâaccident de Rojoint, la famille sâĂ©tait un peu dĂ©tachĂ©e de la Main â les gens sont peut-ĂȘtre un peu superstitieux, et puis câĂ©tait une nouvelle gĂ©nĂ©ration, les gens allaient travailler loin de Douadic, ou de Rosnay, au Blanc, ou mĂȘme Ă ChĂątellerault ou ChĂąteauroux, et plus loin, et le plus souvent ils sâinstallaient Ă proximitĂ© de leur travail, dans des maisons nouvelles, avec des familles dont on ne connaissait plus tous les noms.
Moi je suis restĂ© ici. Je suis restĂ© Ă la maison. JâĂ©tais trop attachĂ© Ă la lumiĂšre des automnes et des printemps. Je ne pouvais pas me dĂ©tacher de la promenade quotidienne. JâĂ©tais dâici, un vĂ©ritable ventre jaune comme on dit.
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En tout temps, lâĂ©tendue avait marquĂ© comme une marche, une frontiĂšre ; le bout du pays. Les villes en Ă©taient Ă©loignĂ©es, et leur gens nây venaient point par grĂ© ni dĂ©lice. Outre, câĂ©tait encore diffĂ©rent, et lĂ , on avait amĂ©nagĂ© de nombreuses piĂšces dâeau, fangeuses et cerclĂ©es de fĂ©roces Ă©pineux. Leurs gens sont terribles, sauvages, de complexion singuliĂšre, aux mĆurs amphibiennes, superstitieux dans leurs rapport Ă la nature partout qui les environnait, cĂ©dant aux croyances les plus diverses, aux figures merveilleuses et monstrueuses du peuple de lâau-delĂ .
Pour les nobles et seigneurs locaux, çâavait Ă©tĂ© une aubaine, une aire dĂ©solĂ©e oĂč ne passaient que peu de chemins, oĂč sâembourbaient les convois, et quâon prĂ©fĂ©rait Ă©viter Ă grands frais.
Pour certains fieffĂ©s locaux, la rĂ©ciproque Ă©tait de mise : ils pouvaient Ă leur guise affamer leurs serfs et bĂ©nĂ©ficier dâune certaine libĂ©ralitĂ©.
Câest donc en toute tranquillitĂ© que pouvaient passer et sĂ©journer ici divers personnages qui nĂ©cessitaient de traverses le pays, ou bien contourner la Loire et ses nombreux pĂ©ages armĂ©s. Le dĂ©tour ne coĂ»tait rien au regard de la discrĂ©tion nouvellement rĂ©dimĂ©e.
EugĂšne Poisson
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JâĂ©tais lĂ , Ă la chaĂźne, et je fouillais la marge de lâĂ©tang, en prenant garde de ne pas mettre le pied dans son dedans, qui pouvait mener Ă de pĂ©rilleux extrĂȘmes. Pendant un fort long temps, je ne remarquais pas de trace fraĂźche des crustacĂ©s. Mais les sangliers ou quelque autre gibier mâavaient prĂ©cĂ©dĂ©s, et une large partie de la bande de berge moins herbeuse avait Ă©tĂ© bien remuĂ©e. Les laĂźches dissimulaient les piĂšges ; les marisques coupaient net, comme des lames de rasoirs, les bras et les jambes, les mains.
Il y a une zone intermĂ©diaire, entre lâeau et le sec, entre le nĂ©nuphar et lâajonc, et câest dans cette zone que jâĂ©voluais. Les roseaux, en quelque sorte, en dessinaient le linĂ©ament. Je devais rester attentif, entre les secteurs boueux et dangereux, Ă lâendroit oĂč poser et le pied comme la main, mais lâĆil, aussi perçant et entraĂźnĂ© soit-il, devait Ă©galement lutter contre les derniers rayons du soleil, qui faisaient contre-jour.
Le silence Ă©tait grandissant. Les oiseaux sâĂ©taient tus, aprĂšs leur grand concert. Jâattendais prĂ©cisĂ©ment cette heure dâentre chien et loup, câĂ©tait le moment le plus propice pour dĂ©busquer ces bĂȘtes. Mais il fallait attendre encore.
Ce faisant je mâavançais dans un endroit de hautes herbes, dont je ne connais pas le nom, qui mâarrivaient Ă la taille, bientĂŽt Ă lâĂ©paule. Des lieux en haut, on distinguait nettement une Ă©paisse brume, qui sâĂ©levait, et aurait tĂŽt fait de recouvrir toute la Main. La plupart du temps je parvenais Ă ramasser deux ou trois individus avant cet instant fatidique oĂč les formes, dans la pĂ©nombre qui sâinstalle, se mĂ©langent, et oĂč il devient plus ardu encore de retrouver son chemin. Je mâagaçais de faire chou blanc et je commençais Ă me rĂ©signer Ă rentrer bredouille.
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Jaunes, on disait quâils lâĂ©taient non seulement dans leur apparence, mais Ă©galement dedans. RĂ©fractaires, non par morgue, ni mĂȘme par rĂ©signation de leur triste condition, mais parce quâĂ lâimage de leur terre gaste, et stĂ©rile, une espĂšce de permĂ©abilitĂ© conditionnait non seulement leurs maniĂšres et leur mĆurs, mais encore leur sociĂ©tĂ© et les rapports quâils entretenaient avec leurs voisins. De fait, sâils accueillaient volontiers les malandrins, les Ă©garĂ©s ou les aigrefins de tout bord, rarement commerçaient-ils avec les pays alentours. Ils nâavaient dâailleurs pas grand-chose Ă offrir, sauf de gras poissons quâils avaient nourris dans les seuls champs qui prospĂ©raient chez eux : les Ă©tangs.
De cette terre comme une quarantaine, on soupçonnait quâelle cultivait les germes et les miasmes qui nuiraient Ă tous, aussi, sans aller jusquâĂ dire que nous la mĂ©prisions, nous la tenions dans lâindiffĂ©rence, recluse dans les vapeurs mystĂ©rieuses de lâarriĂšre-pays.
EugĂšne Poisson
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Les Ă©crevisses, je les vends Ă RenĂ©, au cafĂ© sur la nationale. Il les fait avec le poulet, un vrai dĂ©lice. Moi qui suis bon Ă rien ou presque, jâai lâimpression que ça aide un peu. Parfois je lui amĂšne des champignons. Parfois rien.
Aujourdâhui câĂ©tait langue de bĆuf. Un vrai rĂ©gal. RenĂ© est trĂšs fier de ses langues. Il a raison.
Ghislaine, elle, est fatiguĂ©e des blocages. Il y en a de plus en plus dans le pays. Il y en a un au rond-point de lâentrĂ©e du village. Parfois la queue de vĂ©hicule qui se forme est si longue, quâelle arrive jusquâĂ la devanture, obturant toute la lumiĂšre, surtout les poids-lourds (et ce sont souvent des poids-lourds). Alors elle rĂąle.
Avant manger, on a bu une biĂšre avec Marc au cafĂ© sur la place. Une vieille dame est venue vers nous et nous a parlĂ©s. Une petite grand-mĂšre affable, avec le lourd accent grĂ©seux du coin, qui sâest mise Ă nous dire quâelle voyait des choses, quâelle devinait dedans les gens. Elle disait quâelle savait mĂȘme avant de savoir. Elle parlait de son mari, qui Ă©tait mĂ©decin, des maisons quâelle avait eues, et puis de la tĂ©lĂ©vision, quâelle regardait, cet imitateur dans une Ă©mission du dimanche. Elle a voulu me prendre les mains : elles Ă©taient froides. Elle mâa regardĂ© dans les yeux, un temps que jâai trouvĂ© Ă©ternel. Elle a dit, et je nâai pas compris : du dĂ©sordre les murmures, des murmures la rumeur, de la rumeur la division. Puis elle est revenue Ă lâhumoriste du dimanche : dont elle ne trouvait plus le nom. Et elle a demandĂ©Â : « Vous voyez qui je veux dire ? »
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Je commençais Ă ne plus distinguer les couleurs, de ces variations du gris qui annoncent la nuit. Il fallait rentrer, il fallait faire demi-tour. Ă contre-cĆur je repris mon chemin, et câest lĂ que je lâai vue.
Une forme imposante, noire comme la pois mais dans le mĂȘme temps comme veloutĂ© de reflets translucides, argentĂ©s (comme on voit parfois dans le gibier nocturne, que cela est dĂ» peut-ĂȘtre Ă la rencontre dâun ĂȘtre vivant sur un paysage terne et immobile). Un grand et fier animal, garrot massif, musculeux, sans doute un cerf, des filets de brumes accrochĂ©s aux membres, les yeux trouant les Ă©charpes de la nuit. Je fus surpris et jâeus trĂšs peur, mais rĂ©ussis Ă retenir un cri. Il ne me voyait pas, du moins je crois, il regardait derriĂšre moi. Que regardait-il ? Je ne sais pas, mais câĂ©tait comme si je nâĂ©tait pas lĂ , comme sâil voyait Ă travers moi. Tout bien considĂ©rĂ©, câest lui qui semblait inquiet et effectivement, dâun bond dâune dĂ©tente impossible, il ne fut bientĂŽt quâun bouquet de bruyĂšre frissonnant. DerriĂšre moi, au comble, un autre mouvement brusque et furtif, peut-ĂȘtre ce qui effraya le cerf.
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Pierre au cafĂ© mâa dit quâil avait dĂ©jĂ vu des morilles. Je ne lâai pas cru. (Pierre câest celui qui mâa montrĂ© comment faire lâĂ©pinette.) Câest lĂ que la vieille dame est arrivĂ©e. Ăa me revient dâun coup, comme ça.
Ăa me revient dâun coup, elle a dit : « Vos mains sont dĂ©jĂ froide. Je sais que vous ne mentez pas. Vous savez vous aussi. » Je nâai pas tellement rĂ©pondu. Puis quand finalement elle est partie, Marc mâa regardĂ© avec un drĂŽle dâair, comme si ce nâĂ©tait pas moi. On sâest demandĂ© qui elle Ă©tait. Elle Ă©tait menue, toute vĂȘtue de noir, dâune Ă©lĂ©gance un peu dĂ©suĂšte (ses vĂȘtement Ă©taient bien usĂ©s).
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Je peinais Ă retrouver mon chemin. La brume emplissait tout.
Des derniers flottements de la bĂȘte enfuie, je distinguais comme une espĂšce de harnachement, que je trouvais tout Ă fait incongru. Ătait-ce bien un cerf ?