Microfiction de la série Résidences, celle-ci écrite à l’occasion de la Résidence effectuée avec la Maison de la Poésie de Rennes à Combourg en 2019-2020.
Mardi, nous arrivons devant cette large ouverture en compas qui fait entrer la mer profondément dans la terre, à moins que ce ne soit le contraire, et qui est scellé en verrou par quelques cités fortifiées. C’est par là que nous sommes arrivés, et quant à moi, c’est la première fois depuis des semaines ou des mois que je posai le pied sur terre, au fond de cette ria.
Je n’étais pas parti d’ici et je n’étais pas d’ici. Pas loin, mais pas ici.
Je ne connaissais pas et je ne pensais pas que le hasard ou la fortune me ramènerait sur ces terres, depuis les terribles rouleaux des mâchoires de l’Océan, et son grand désert bruyant, engouffrer dans l’estuaire, en luttant contre le remous baissant des polarités des marées, qu’on avait un peu délaissées et oubliées en haute-mer, dans leur ressac dur et d’acier, mais bon an mal an nous avions finalement débouché près du petit port, en franchissant les cuisses boisées qui nous serraient, avec le lune ou le soleil par l’arrière (on ne savait plus l’ordre des jours et des nuits depuis trop longtemps ; l’espace était fait de plans mêlés).
Nous avons mouillé dans la rade à l’écart de la jetée, car notre bâtiment n’aurait pu y tenir dans le viavia du trafic.
Je n’étais pas rentré sur cette terre depuis que j’en étais parti à l’âge de treize ans, embarqué à bord du Penthièvre comme aide de pont ; cinq longues années sur le pont et dans la cale, loin de tout, et j’avais occupé pratiquement tous les postes pour devenir maître-saleur, le poste que j’ai préféré, je dois le dire.
Loin de tout ? Je suis parti orphelin, contrairement à d’autres, la situation n’a pas changé, je reste orphelin. Je n’ai plus de famille ici. Je me revois laisser derrière moi Al Lochenn.
Je dois passer un moment, un moment qui ne cesse pas, à contempler la plage et la forêt derrière qui lui fait ombre ; j’ai besoin de temps pour mon regard se stabilise, fasse le point, ne cesse de papillonner. Je n’ai plus la précision d’autrefois. Je crois que, comme nos mains, mes mains, sont brûlées par le sel (à bien y regarder, le point est plus facile sur elle, à bien y regarder, si je les maintiens devant mois à plat, les doigts légèrement écartés, on dirait bien les rias et les fjords d’ici et d’ailleurs, pas vraiment des lagunes ou des baies ensoleillées, ou les atolls des mers du sud dont on n’a cessé de me rebattre les oreilles ; mes mains sont cette terre ; est-ce qu’un autre pelta qui, resté ici à labourer sans cesse des pommes de terre, a développé de s moignons de mains comme les tubercules ?), mes mains sont brûlées du sel, mais je crois que l’atmosphère de la grave a également éparpillé mon regard, m’a abîmé les yeux.
Et puis le rythme s’éteint, il y faut du temps.
Quand les contours sont plus nets, que je discerne les troncs des houppiers nus, je crois bien voir une chevrette immobile, elle, cela fait un moment qu’elle m’a vu. Et à peine mon esprit façonne l’image que mes yeux focalisent, elle a disparu derrière sa queue blanche.
Cela fait beaucoup de nouvelles pour une seule journée – et j’ai dû rester un moment car ça y est le ciel s’embrunit. Il faut que je trouve un logis, et probablement je ne pourrais pas quitter le port, à moins que je puisse trouver un passage pour Dinan. Au moins là pourrais-je retrouver la chaleur d’une taverne, du vin, et qui sait, une musique, ou mieux ?
Comme tous se sont éparpillés, certains directement vers leurs femmes et maisons chaudes, d’autres à boire ou roupiller, me voilà seul au bout du quai. Les quelques longueurs qui me séparent des lumignons me paraissent une éternité. Je vois l’eau à droite et j’ai l’impression de… tanguer !
Je trouve un passage pour Dinan, Dieu soit loué, nous allons monter, sortir de cette gangue. Je veux bien de l’océan infini malgré ses monstres, mais je crache sur les anses balnéaires ! Autant cultiver des patates !
Dans le véhicule, nous sommes quatre, mais aucun de mon équipe. Aucun d’entre eux d’ailleurs n’aurait voulu s’éloigner de la mer. Quatre bonhommes. Nous sommes tous nés de la même fatigue, d’un œil entendu, chacun reste coi, sans détourner la face, sans cogner le genou, sans racler la gorge, surtout sans s’assoupir.
Lorsque nous arrivons sur la grande place de Dinan, une fois encore nous prenons quatre directions différentes. Je me dirige directement vers la cathédrale. Je sais là des tavernes accueillantes et, d’après les dires de mes pairs, certaines peu regardantes à la licence.
Mais il faut du temps pour reparler un homme et, si le vin n’a pas manqué à bord, surtout pour ceux de mon expérience, jusque dans la solitude, gare qu’il ne se transforme en venin ! La société n’est pas naturelle pour qui a côtoyé les cieux et les ondes si longtemps. Heureusement que je viens étranger en terre étrangère, le contraire n’en eut été que plus ardu encore.
La ville est morne, comme épuisée. Il crachote une espèce de bruine crasse. Les pavés sont glissants. Heureusement il y a ces arcades de bois où je me faufile. Je trouve une lumière, la salle est embuée, mais vide ; aussi entré-je.
Une femme grasse des îles se tient derrière un comptoir de zinc, en train d’essuyer des chopes. Elle ne m’adresse pas la parole, ne me salue pas, me désigne une place à une table isolée. Je m’exécute, la manière, quoique disconvenante, ne me heurte pas, au contraire. Après un temps sans doute long, elle vient vers moi avec un bol et un broc de cidre, pose le bol, verse le cidre, et se plante sur ses deux anches comme des fanions. « Manger ? », lâche-t-elle sans mépris ni dédain, mais sans aucune affection ni attention. « Oui, si vous aviez de la viande
– Andouille.
– Va bon. » et elle s’éclipse.
« Ho ! », qu’elle fait à travers une lucarne que je n’avais pas noté derrière le comptoir, « un civet complet en salle ». Je n’entends aucune réponse. Elle me demande si je veux du lait ribot, je dis oui, avec une galette sèche.
Le cidre est bon, mais je n’aime pas le cidre. Je lui demande une bière après avoir vidé ma bolée, une grande, une mousseuse, une fraîche. « Trois bières ? » me dit-elle, et comme je reste interloqué, elle éclate en grands rires ligneux.
La bière me réchauffe le cœur, et deux puis trois autres clients entrent. Les deux premiers sont des habitués, ils s’accoudent directement au comptoir, les trois autres s’installent contre la cheminée, sans mot dire. Tous des hommes.
Ils font comme tous les autres, me jettent un œil comme un étranger sans me regarder, jugent longuement par-dessous, puis m’ignorent. C’est pareil à Miquelon. C’est pareil sur la côte d’Islande. C’est pareil dans l’Hudson. Toujours les étrangers sont jaugés et dédaignés. C’est pour ça qu’il y a des étrangers.
Le civet arrive, épais et humide, fumant, ragoutant. Je songe au fleuve, qui paraît toujours autre (je l’ai bien vu sur le pont : ce fleuve est une mer).
Je songe à cette femme des mers du sud, dans la baie des citrons, dans l’archipel des olives… Combien d’autres eaux basse pour ces filets que nous ramassons dans les eaux noires des pôles, combien de ces eaux nos mains voyagent-elles par l’entremise de nos grains de sel, de nos peaux arrachées par les grains de sel, et envoyées comme des timbres dans une folle correspondance ? Une correspondance sans retour ? Verrai-je un jour ces eaux blanches de Méditerranée ?
Je ne suis pas un étranger.
Je ne suis pas un étranger. Je ne suis pas quelqu’un qui n’est pas d’ici. Ma société est la morue, pas les hommes, c’est tout. Le lendemain je marche sur l’horizon, pour me rappeler combien il est triste… les champs. Les ragosses isolées comme de grands dadais chétifs. Les clochers comme des bornes… La mairie, la boutique, le lavoir… la lavandière, qui lave et parfume le pays en attendant son mari.
Plus d’huîtres ici pour enfumer les toiles, déjà, plus d’embruns pour perforer les peaux, la lumière elle-même s’est éboulée en bosquets épineux et touffes roidies par le gel. Le temps est argileux comme ces sillons sans cesse retournés.
Sillon, mais aussi sillage… est-ce que la mémoire idem s’enlise ?