Lettre écrite suite à la lecture de son livre Les années 10, paru à la Fabrique en 2014. Divisé en deux parties : 1 – 2
3. Le cœur du problème, peu à peu, vous le dévoilez, avec toutes les précautions qui font la qualité de votre prose, c’est cette difficulté que nous avons et aurons tous, nous qui prétendons ne pas être pauvres sans être tout à fait riches, et surtout nourris de cet esprit critique que nous a gracieusement enseigné la fréquentation de la contre-culture, qui est la culture avec une once d’ironie.
Vous ne vous privez pas de nous inclure, vous et moi, et tous les autres qui prétendons être assez libres pour savoir, et montrez bien la bêtise (au sens flaubertien, tiens, soyons généreux) qui anime nos gestes écoresponsables, par exemple lorsque nous refusons d’utiliser la caisse automatique (qui détruit les emplois de caissiers et caissières), alors même que la possibilité de l’utiliser demeure, ou que l’obligation de l’utiliser ne soit effective. De petits gestes snobs, en somme, et tellement refermés sur eux-mêmes qu’ils perdent leur poids politique : « Des refus non identifiés comme tels par les autres n’en sont pas » (163).
Dans le Discours du 14 mai 2014, vous vous en prenez à notre responsabilité personnelle, partagée, intelligente. Ce texte est perturbant. Et habile. Les guillemets sans doute. Qui parle ? En effet, il y va de notre responsabilité et, partant, de notre crédibilité. Car nous sommes trops malins, trop informés, trop critiques pour n’être pas cyniques ! Vous le dites ailleurs, il faudrait faire « une pause dans tout ça », « exerc[er], sur soi-même, une bonne purge, on se vomirait d’abord » (174). Il faudrait d’abord nettoyer devant chez soi, tourner sa langue sept fois dans sa bouche, mettre les bœufs avant la charrue. Il faudrait clarifier nos positions. Pas facile, étant donnée la puissance du discours.
Ceci m’évoque, hasard des rencontres, le passage du film Ecce bombo de Nanni Moretti dans lequel le personnage se demande quelle posture adopter dans une fête afin de paraître être de “gauche”.
Alors vous parvenez à des virtuosités d’analyses, des réflexions qu’on ne lit jamais ou presque. Par exemple lorsque vous dites : « Favoriser les régions au détriment des nations est sans doute tactiquement juste pour l’Europe — mais cela n’empêche pas que le fonctionnaire qui décide d’accorder de l’argent à un artiste régionaliste venge quelque chose qu’il s’imagine devoir être vengé, ou au moins compensé — la minorité horizontale de ce artiste dans l’ensemble majoritaire et vertical de l’art contemporain, par exemple (car les fonctionnaire européens ont tous lu Deleuze ») (111), vous touchez (ingénument ou non — j’aime croire que non — inconsciemment ou non — j’aime croire que non) à un autre des nœuds du problème. Vous pointez précisément la distance maintenue entre une politique locale en réalité déconnectée du territoire (et plus elle évoque le terroir, le patrimoine, les ressources naturelles, etc, et plus elle est suspecte), déterritorialisée en somme, et la politique elle-même qui ne parle presque que de souveraineté.
Je ne sais pas si c’est la rigueur de votre fil qui vous mène à ces considérations, ou bien autre chose, mais vous êtes précisément en train de cerner ce que — pour aller vite — bien des mouvements alternatifs se refusent d’entr’apercevoir ou, comme vous dites concernant les luttes engagées dans le val de Susa 1, « il est possible que la limite des résistances diffuses ne soient pas dans leur fragilité ni leur dispersion [à ces militants] mais bien plutôt la manière dont, sans le vouloir, sans le prévoir, elles viennent seconder l’Etat — peut-être parce que la manière dont certaines posent les questions (de la lutte) est trop littéralement calquée sur la réponse du pouvoir […] Or, non seulement ils [les citoyens qui croient à la démocratie participative] viennent seconder l’état, mais ils légitiment son action, puisqu’elle se déduit de [cette participation]. » Vous croyez peut-être encore que l’Etat est mauvais de nature, mais ces citoyens-là en tout cas, ne sont guère plus malins : « Une démocratie radicale serait par conséquent constituée de citoyens benoîts qui répondraient benoîtement à un état en roue libre — un peuple de Maurel, somme toute : un peuple de santons. » (119-121)
Oui, je ne sais pas très bien jusqu’à quel point vous voyez que ce que vous dites s’éloigne d’autant plus de ces fadaises postdémocratiques (démocratie participative et tutti quanti) qu’il désigne sans le savoir la qualité d’un état indépendant de son détournement par des représentants avilis ou des technocrates européens.
Mais laissons-là ce sujet, qui est trop vaste pour cette lettre et qui nécessiterait peut-être une réponse de votre part à défaut de la provoquer (je sais que les gens engagés sont très sensibles sur le sujet de l’Etat, de la nation, etc.)
4. Votre livre aussi porte enfin une solide réflexion (j’ai l’impression de me répéter) sur le rôle de la littérature dans tout cela. Il est vrai que la littérature rassemble un peu à elle tout ce qu’on imagine de ce qu’est un écrivain, la noblesse du livre, le recul de la pensée, toutes ces sortes de choses ; ceci m’évoque, dans un bouquin que je suis en train de lire, Vila-Matas citant Sergio Chejfec citant l’innocence de Victoria de Stefano, « pourtant dernier bastion d’une narration conçue comme un art2. »
Là encore je ne sais pas très bien (dans votre cas, mais pourquoi pas aussi dans le mien) si le recours à la littérature, et même la littérature « conçue comme un art » n’est pas une feinte, une esquive pour ne pas trop rester sur un terrain politique qui est soit trop sérieux pour nous, soit trop complexe finalement, et pour investir le marécage beaucoup plus mouvant et incertain de la littérature, des idées dans la littérature, des idées sur la littérature, locus hostile qui convient mieux sans doute à nos âmes mélancoliques.
Ce qui est rigolo (pour parler comme vous), c’est que vous évoquez justement deux écrivains, Bataille et Blanchot, pour qui la politique a été vécue, disons, pour le dire crument et rapidement, avec les œillères de la littérature, et de la littérature conçue comme un art, c’est-à-dire avec l’orgueil et le dédain tout romantique, nihiliste et, à dire la vérité, un peu aristocrate (mais ceci est peut-être surtout vrai pour Blanchot). C’est dans Kant, Michelet, Péguy3, ou vous posez que ce retrait du politique dans le livre ne serait guère plus qu’une posture de plus. Or s’il y a deux auteurs chez qui l’engagement politique était tout sauf facile, évident ou postural, dans leur déchirement dramatique, c’est bien Bataille et Blanchot ! On pardonne beaucoup aux staliniens et maoïstes de nos jours, pour peu qu’ils se plient avec ferveur au dogme néolibéral, mais je ne suis pas sûr et certain que Bataille et Blanchot ne souffriraient pas le même sort que certains intellectuels “populistes réactionnaires” voués aujourd’hui à la vindicte populaire4.
Beaucoup plus loin dans le recueil, dans Pourquoi l’extrême gauche ne lit pas de littérature, vous évoquez encore la chèvre du français scolaire, planquée derrière certaines belles phrases de textes contemporains, ou dit autrement, le « bordel actuel », dont certains s’échinent à vouloir rendre compte, passe entre les fourches ou cornes caprines de la belle phrase « à la française ». On fait du neuf avec du vieux, on peut dire aussi. Ou : on se paie de mots5. Oui. En effet c’est un risque, et c’est un risque souvent efficace (si j’ose dire), un risque qui opère (et par ricochet : l’aventure a foiré).
Vous poursuivez dans un beau final sur l’utilité actuelle de la littérature ((quasi) nulle, nous en conviendrons), final sur lequel je ne m’appesantirai pas plus pour deux raisons ; en premier lieu car cette lettre est déjà bien trop longue et, dans son désir d’être élogieuse elle s’est rendue coupable de trop maintes fois à la paraphrase ; et ensuite parce que ce débat est tout entier ouvert, depuis des siècles et pour très longtemps encore : il faudrait d’abord désamorcer la sacralisation de l’art, puis retrouver une fonction sociale dans la narration (et non pas le story-telling) ; il faudrait encore qu’il y ait des écrivains pour qui cela compte (c’est peut-être vous, entre autres, entre plein d’autres d’ailleurs, mais qui n’ont pas l’honneur des best-sellers)… il me semble que ce pourrait être l’objet de dix autres livres, ou peut-être d’un bel essai que vous écrirez dans Les années 20.
Je serai ravi, pour conclure enfin, si un débat pouvait s’amorcer sur ces propositions qui ne sont souvent pas très originales (guère critiques) à votre égard, ou à l’égard de votre texte, si ces lignes provoquaient un début de débat, plus vivant, avec vous. Je dirais d’ailleurs que, pour cette raison, je reste un peu sur ma faim, tout en relisant mes notes ; parce qu’au-delà de la qualité de votre texte, il nous semble nécessaire désormais de dépasser le simple bon mot poétique, astucieux, ou littéraire (même contre-culturellement) ; mais ce que je voulais dire, vous me l’ôtez encore de la bouche, et voici : « le livre, pour être politique, devrait parler politique » (197).
Bien à vous,
- Voir la non-lettre à Erri de Luca. ↩
- Enrique Vila-Matas, Chet Baker pense à son art, Mercure de France, 2011 ↩
- Marrant de voir aussi Péguy, voué durant des décennies aux gémonies retrouver cette aura auprès des penseurs et écrivains “de gauche”. ↩
- C’est-à-dire condamnés au silence médiatique, puisque le peuple, de tout cela, il s’en contrefiche. ↩
- Voir par exemple L’écrivain justicier. ↩