[…] Je crois qu’en résumé, tu es mort, et tu ne le sais pas.
Le travail, la télévision, l’ambiance générale, ont patiemment accompli leur œuvre ; le sport, l’argent, le sexe, lentement, ont taraudé le muscle même de ton âme : tu es mort, tu ne le savais même pas.
Qui pourrait te le dire, te l’avouer ? Le silence, le mépris ou l’indifférence, l’amour même, aveuglent le petit de toi, coupable innocent, dans l’arène de ton misérable et routinier transit. Tu achètes, tu mendies, tu empruntes, tu prends, mais tu ne vis pas. Tu lis, écoutes de la musique, si tu as de la chance, tu voyages… tu passes de train en train, d’émission en émission, de fille en fille, tu zappes.
Parce que le sang a disparu, parce que le récit a disparu, parce que l’image même, l’image qui devrait t’épouvanter, te sidérer ou te fasciner, l’image qui aurait pu même instiller son venin de révolte s’est fanée.
Observe dix années derrière toi : ces dix années sont passées, fini ! terminé ! comme un sable grignoté par le vent.
Je ne dis pas cela pour blesser, ni pour corrompre, simplement pour secouer. Y compris-moi même. Qui me dis que je ne suis pas mort ? Tu raques aux crochets de l’Etat que tu conspues, tu avilis jusqu’au faîte de ta mémoire, qui s’estompe.
Tu es mort : cela signifie : tu n’as rien à dire. La mort est connue, connue pour son silence.
Les épines de la vie ont bouffé le champ terraqué. Il n’y a pas de solstice à tes racines. Il n’y a plus de braise à ton fournil. Les antennes de la peste s’insinuent jusque dans nos fils et dans nos filles, dans les écoles, les mairies. Mais tu n’es pas coupable, ça non ! Ce n’est pas toi qui chasse le manchot de sa banquise. Ce n’est certes pas toi qui a tué le dernier dauphin d’eau douce. Tu préfères trafiquer du cuivre, travailler au noir, comme on va au bordel quand sa femme est trop pensive.
Les allumettes, dans tes yeux, sont poussière et dédain. Elle ne s’enflamment plus. Toi qui crois sentir le souffre, tu n’es qu’un pétard mouillé. Un caramel mou.
Pourquoi ne pas vivre comme un artiste ? Pourquoi ne pas simplement vivre ? Pourquoi vivre ?
J’ai mal lorsque tu cèdes à la fête facile. J’ironise mais j’ai mal ; car je ne suis pas invité et j’aimerais aussi perdre l’aplomb de mes aïeux.
Alors tout a commencé à me faire horreur, tout, les passants, les trottoirs d’école primaire, et les phrases légères de ceux dont j’observais le corps oxygéné et triomphant: ma génération qui restait vaseusement jeune jeune jeune.
Ils disaient « tranquille » « à la cool », ils disaient ciao ciao en votant à gauche, achetaient aux épiciers arabes des poignées de bonbons verts en plastique, ils s’exclamaient « je prends aussi les nounours, monsieur » et leur rire transpirait la certitude très juste qu’ils avaient d’être en train de crever quand même. Ma génération remplissait consciencieusement les papiers des impôts, et avalait calmement les codes-barres et des brunches. Puis elle rotait de la tequila le week-end et se réveillait tard.
J’étais entourée de Presque Morts affolés d’être encore vivants et ils s’employaient à amenuiser cette sensation qui les tenaillait.
J’avais moi-même des accès de mort comme des évanouissements à mon état de vie.
Je n’allais quand même pas vieillir avec eux. J’étais en train de vieillir avec eux.
[…]
Bien sûr, je me doutais qu’à l’intérieur des Presque Morts on trouverait parfois un vivant. Je les sentais les présences contraintes et muettes. Mais si peu se montraient. Où étaient-ils réunis, comment les reconnaître ? J’étais après tout, moi aussi anonyme dans mon dégoût, cachée sous une Presque Morte, comme eux. On se frôlait sans se chercher.
Lola Lafon, De ça je me console, 2007, 9-11.