J’ai rêvé une nuit du Magasin. Un monde en soi, un contenu. Comment cela est agencé. Ce qu’il s’y passe. A quoi ça sert. Des phrases simples, des situations d’autant. Cartographier le lieu ne suffit plus : ici questionner l’habiter.
Oui, en effet, une fois, je suis venu de nuit. Oui, une fois. Enfin, je crois.
Car comment savoir ? Ce qui nous entoure et si sombre, et plus sombre et visqueux encore, ce qui nous pousse à agir. Comprenez bien, qui venez décrypter avec moi ces petites pattes de mouches grattées difficilement à la lueur de l’antenne-phosphore, dans la niche où je me retire de temps en temps (je vous expliquerai), comprenez bien que tout ici est masse pierreuse et imaginer cette masse volumineuse et dense et lourde dériver comme cela dans l’espace… c’est imaginer aussi qu’une destination est possible. Mais la question Où allons-nous ? ayant été bannie par l’Authority (je vous expliquerai cela aussi), c’est hagards et impassibles que nous voyons se succéder les heures d’astreinte et les heures du chahut, ce moment si particulier où il faut courir vite à sa niche si l’on veut dormir et être allongé.
Et là, tu étais, une fois, nuit ou jour, qu’importe, la lumière rêvée par les antennes-phosphores n’y font aucune différence.
Tu étais déjà endormie profondément ; la fatigue t’avait essoré les yeux, et le corps broyé par une charge administrative sans doute trop longue — il n’est pas rare que nos femmes soient poussées jusqu’à l’évanouissement dans des tâches dont on ne sait trop que faire, ni même à quoi elles peuvent bien servir — mais c’est un biais trouvé pour occuper les femmes.
Je me suis lové à toi, car tu ne m’as pas repoussé. L’aurais-tu pu d’ailleurs ? Et lorsque se produisit ce qu’il se produisit, tu fis preuve d’une docilité que j’appelais un jour désir, que j’appelais un jour amour, que j’appelais un jour féminité, mais de tout cela aujourd’hui, je ne garde qu’un petit roulement à larmes amères, puisque c’est ça que je fais moi, nettoyer les roulements, les faire tremper dans les acides corrosifs — et aussi nettoyer les bloqueurs.
Alors mes mains du soir hurlent
car elles ne peuvent attraper rien.
Et je
hurle
parce que rien n’est moins attrapable que toi quand je suis contre
toi
lové.
Avec tes formes essorées, tes chairs incarnées, tes seins, tes fesses.
Parce que oui, après des décennies où la copulation était consentie et, pire, encouragée pour rénover les courbes nationales de la natalité, ces décennies où l’on ne savait plus même vers quoi tourner la tête, tant nous étions comblés, ravis de posséder tant de chose, satisfaits d’être aussi libres et géniaux et libres et habiles ; nous maîtrisions tout ; nous étions des enfants aimés.
Alors bien sûr, le décollage, l’Abandon, l’Exide, ç’a été dur, bien sûr. Dur de laisser ceux qu’on allait laisser ; dur d’abandonner nos maisons, nos affaires, nos enfants, nos animaux ; dur de revenir à la pierre contondante, à l’acier brut, à la cicatrice et au sang.
Nous étions des êtres incarnés ? Nous le découvrions. Nous étions des êtres animés ? Nous l’avions oublié. Totalement. Il a fallu marcher. Marcher, et marcher encore. Faire et défaire les campements, caresser les saisons, accepter la neige et le froid, la pluie, le soleil coupant, manger cru, manger froid, manger avec les doigts, régime protéiné, enterrer les morts, les dépecer, les vider de leur sang.
On a bien ri, aussi. Quand on a compris.
On a rêvé le Magasin.
les accolades, les aléas
les germinations, les bourgeonnements
les méristèmes qu’on avait pu
jouir
les partitions que cela faisait
tout un fleurissement de silences dociles
tout un savoir-faire de la
marqueterie de l’
ébénisterie de la
lutherie
quelle belle ouvrage
les tissus, les épices
les murs aux pierres angulaires taillées ornées sigillées
les pots les céramiques
les potions les alcools et les drogues
les produits transformés
et leur traçabilité
tout ça poussé repoussé dans un coin
de la mémoire
il faut recommencer chaque fois au début
qui es-tu ?
qui es-tu qui es-tu ?
qui es-tu ?