J’ai rĂȘvĂ© une nuit du Magasin. Un monde en soi, un contenu. Comment cela est agencĂ©. Ce qu’il s’y passe. A quoi ça sert. Des phrases simples, des situations d’autant. Cartographier le lieu ne suffit plus : ici questionner l’habiter.
Une fois n’est pas coutume, cet Ă©pisode est transfĂ©rĂ© sur le blog de Juliette MĂ©zenc, dans le cadre des Vases Communicants ; on peut s’y rendre, et de lĂ accĂ©der Ă l’Ă©pisode 6 quand il sera prĂȘt !
CâĂ©tait une nuit dâhuile, poisseuse, grasse, inamovible.
CâĂ©tait une nuit de plus, une enveloppe qui semblait sourdre du murmure des corps Ă©bouriffĂ©s, endormis, repliĂ©s en boule. Une nuit de plus, quâon dĂ©soccupait. Une nuit dĂ©saffectĂ©e de nos mains, de nos yeux et leurs ombres.
Les sifflements, les hululements plutĂŽt, prenaient forme. SâĂ©levaient dans la nuit. Ce nâĂ©tait plus le ronflement de grande fatigue. Un cri dâhĂ©bĂ©tude. Une dĂ©coupure.
Ceux qui jouissaient de grande considĂ©ration Ă©taient les passeurs de nuit. Par leurs bouches se colportaient les diffĂ©rentes lĂ©gendes et les mots incongrus du Dehors. Ils Ă©taient respectĂ©s et craints, car on leur prĂȘtait des aventures extraordinaires : dâavoir visitĂ© tout le Magasin, dâavoir barulĂ© dans ses recoins, dâĂȘtre montĂ©, et descendu, et puis aussi â mais peu le croyaient rĂ©ellement â on disait quâils Ă©taient sortis. Quâils avaient mis un pied hors du Magasin. Non pas pour une autre structure laborieuse, pas lâArsenal ou lâEntrepot, mais le dehors, la vastitude, lâinconnu, lâincertain, le flou !
Ils en retiraient une grande fiertĂ©, de ce respect qui saisissait les baraquements, les alcĂŽves. Cela leur donnait mĂȘme un peu de condescendance. AffectĂ©s un peu par leur renommĂ©e, ils devenaient insaisissables eux-mĂȘmes, ils longeaient les parois.
La nuit Ă©tait leur espace, peut-ĂȘtre parce que les corps sây Ă©vanouissaient.
Mais tu nâĂ©tais pas si tĂ©nue, tu nâĂ©tais pas invisible. Comment se fait-il que je ne puisse te saisir autrement quâen oubli ?
Lorsquâun passeur de nuit sâinstallait dans un baraquement, outre quâil fallait le nourrir et lâhĂ©berger (il prenait une alcĂŽve et toutes les alcĂŽves adjacentes, pour nâĂȘtre pas dĂ©rangĂ© â mais souvent on se demandait bien oĂč il pouvait ĂȘtre car la nuit est leur domaine), chacun se sentait plus attentif, plus prudent aussi, dans ses mots et ses mouvements.
Jâai vu autrefois â câest Ă prĂ©sent dĂ©fendu â jâai vu autrefois quâon se rassemblait en cercles autour du passeur et dâun mauvais brasĂ©ro qui ajoutait Ă la confusion et au mystĂšre, par sa fumĂ©e putride, suffocante.
Jâai vu autrefois un passeur tenir une nuit la communautĂ© rassemblĂ©e autour de lui et tenue par sa parole seule. Et nos lendemains Ă©taient aussi tristes que douloureux.
Mais tu nâĂ©tais pas intouchable, je me rappelle tâavoir touchĂ©e, tu Ă©tais lĂ contre moi, pourquoi je nâai aujourdâhui quâun creux de faim, une plaie avide, qui ne rĂ©clame quâencore coups, et coups Ă nouveau ?
La nuit, les passeurs prenaient forme, comme sâils avaient Ă©tĂ© modelĂ©s par la nuit mĂȘme. Et on ne savait pas de quelle matiĂšre ils se nourrissaient pour ainsi poser leurs mains sur nos cĆurs, leurs bouches sur nos bouches.
Et lorsquâon se dĂ©shabillait, avant de tenir lâalcĂŽve, on se dĂ©faisait peut-ĂȘtre de lâodeur, mais pas de la nuit, pas de la langue de la nuit dans laquelle on sâendormait, la nuit comme une langue comme un tissu et ; pour les plus Ă©reintĂ©s, pour les plus fragiles, alors sâouvrait ce quâon appelait le rĂȘve. LĂ on nâĂ©tait plus dans le Magasin. Mais ces excursions, on les gardait pour nous, car quitter le Magasin Ă©tait interdit, on pensait quâon avait Ă©tĂ© renversĂ©s, dans notre tĂȘte, par une passion ou une folie, enfin une chose honteuse et puante et on Ă©tait parmi les premiers, au petit matin, Ă pointer vers nos tĂąches, rassurĂ©s et heureux de pouvoir se remettre Ă lâoubli, se rencogner au corps, sâabandonner au temps qui passe, sans impatience, et sans attente. Ils ne reviendraient plus. Peut-ĂȘtre ils nâĂ©taient jamais venus.
Mais tu nâĂ©tais pas partie, tu ne pouvais disparaĂźtre, cette ombre qui te lovait Ă©tait le plus-que-sensible, pourquoi sâest-elle dĂ©faite, comment as-tu pu la subtiliser ? Comme as-tu pu la soustraire, alors que tu Ă©tais dĂ©jĂ lâempreinte ?
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