J’ai rêvé une nuit du Magasin. Un monde en soi, un contenu. Comment cela est agencé. Ce qu’il s’y passe. A quoi ça sert. Des phrases simples, des situations d’autant. Cartographier le lieu ne suffit plus : ici questionner l’habiter.
Il y a deux bruits qui forment un peu — pour la plupart qui ne quitte aucun de ses quartiers — qui forment le peu du paysage et de l’environnement du Magasin.
En haut, dans les étages, les machines ou les hangars, on ne sait pas, des coups sourds, longuement résonnant, sur le sol ou contre les canalisations, on ne sait pas, et dont on ne connaît ni la cause ni l’intention. Ces coups rythment la journée, comme les sonnerie de jadis, et en un certain sens, nous leur sommes redev
(Je reprends la plume après une absence, le bleu de méthylène a des effets secondaires pour le moins gênants. Maintenant les doigts cuisent, et je ne sais pas si je vais pouvoir tenir encore longtemps ce stylet. Mais le plus douloureux, qu’on me laisse une fois le dire, restent les yeux — yeux brûlants humectés en permanence d’un bain corrosif, ce n’est vraiment pas possible pour compenser une faiblesse de s’en infliger de pires.)
Ces coups reviennent à intervalles qui, bien qu’irréguliers, ont pu être déchiffrés par quelques-uns de nos scripteurs, dans la vacance de leur activité, c’est-à-dire la nuit, quand il n’y a plus rien d’autre à faire, et cette nuit s’est répercutée toujours plus souvent. Leur effroyable mémoire a pu trouver là un passe-temps reposant.
Ainsi tous les 3600 temps une triple saccade étrangle le Magasin, puis c’est une décroissance qu’ils appellent « bilogarithmique », bien que nous autres ouvriers et autres n’en saisissons pas toutes les subtilités. Nous restent les déflagrations brèves, la pulsation, qui, il faut bien l’avouer, nous tiennent debout.
Je laisse de côté les sirènes, qui reviennent tous les 10000 temps environ, ou 11000 une fois par cycle. Elles participent des exercices de sécurité et permettent à l’équipage de maintenir un nécessaire qui-vive.
L’autre bruit ne semble pas généré par notre progression. Je soupçonne personnellement qu’il est extérieur et fruit d’une friction contre quelque chose dont je ne peux avoir aucune représentation : matière solide ou liquide ? Matière gazeuse ? Autre chose que la matière ? Je vais essayer le décrire.
C’est un sifflement, un sifflement silencieux, je ne saurais pas mieux dire, un souffle quasi continu mais avec derrière un je-ne-sais quoi de sonore, une présence, une intention, si j’osais j’appellerai ça une voix.
La nuit, toujours là, et spécialement dans mon quartier, où dans certaines loges on a vraiment l’impression d’être au bord de cette voix. La paroi à cet endroit est froide. La voix semble se nourrir de ce manque de chaleur, parfois j’ai même l’impression, je ne sais pas si j’ai le droit de dire cela, j’ai l’impression qu’elle inspire ce froid, et je ne comprends pas ce qu’elle cherche à dire.
Ce sifflement est lui permanent. Je l’accepte comme tel, il m’accompagne. Nous manquons de repères, nous avons peu de dimensions accessibles. Nous soupçonnons des espaces aériens, des issues possibles, moins de parois, froides ou chaudes, mais nous n’en avons qu’une perception très fugace, évanescente, mais pour le reste nous restons dans l’odeur d’huile et la ferraille de nos travaux.
Le jour férié, je porte comme mes camarades le sésame, et je peux passer de secteur en secteur, du VII au VIII, au IX… je vois de nouvelles têtes, nos sésames sont colorés, tous différents et pourtant tous les mêmes : un bloc de feuilles noircies de lignes étranges, comme des lignes de compte ou les traces d’animaux intelligents.
En observant bien, là aussi, on constate des retours, des répétitions, alors pour nous ça fait comme un calendrier, comme les sonneries ou les coups. Nous passons comme ça la progression, nous avançons en comptant, en comptant, chez nous l’essentiel est ça, je crois, finalement, qu’on ne perde pas le compte, qu’on ne mette pas en péril l’ordonnancement de l’équation, qu’on ne chamboule pas l’agencement des meubles.
LE MAGASIN : précédent • suivant (sur le site Mot Maquis, de Juliette Mézenc)
Les Sirènes la nuit
Entendre l’inouï
Attaché au mât
Ou faisant vibrer
La lyre d’Orphée
Mais nul ne joue
impunément
avec le Chant
Qui provoque
sa disparition
Sauf si…