Annexe de Féroce, le Livre de Sara, en neuf morceaux.
Sarah commence par écrire des poèmes, où des monstres sanguinaires piétinent des bouquets éventrés, où des foules s’enfuient à l’évocation d’un seul nom, où des eaux rares mais colériques fomentent des trombes qui déferlent sur des ports misérables, plein de rats et de luxure et de cuisine trop grasse.
Mais bientôt, le désir de témoigner la saisit et la poésie ne suffit plus. Elle a lu les poètes, elle s’est éprise d’une étoile qui a pour nom Kateb, mais cela ne s’est pas fait en un jour. Bien alerte au sujet de l’adage selon lequel « la violence commence là où s’arrête la parole », la petite, peu à peu, petit à petit, piau per piau1, pico per pico2, s’autorise, s’aventure, s’essaye, puis s’ingénie à la parole : elle parlote puis parle, puis carrément parole, elle parole tant et tant qu’elle est bientôt affublée de divers surnoms ridicules, de pie, de pipelette, de grelotte, d’agasse et de jacasse, mais le plus souvent c’est (et restera) Sarah-la-Parole.
Et Sarah-la-Parole parle, elle parle et que pourrait-elle faire d’autre ? Ni les fêtes de familles, ni le culte des anciens, ni le respect de la foi, ni le sport, ni la cuisine, ni les garçons, ni les activités licencieuses, comme les réunions post-scolaires ou les conseils d’étudiants, rien, rien, rien d’autre ne l’intéresse à part parler.
Enfin parler…
Parler est déjà plus qu’elle ne fait en réalité. En réalité elle parle, mais sur la feuille. En réalité elle écrit. Enfin, très vite, elle se retaira, elle se renfrognera comme avant, avant de parler, avant de parler, cela lui aura duré un an, deux ans tout au plus, la voilà qui maintenant, de plus en plus, piau per piau, la voilà qui maintenant se tait, et reste coite, mais toujours attachée à son carnet, toujours occupée à tracer des lettres sur du papier. Piau per piau, page après page, elle parle en silence. Elle tait. Elle secrète. Elle écrit.
Sarah-la-Parole, bientôt les cousins, les voisins, tout le lourd entrelacs d’égos qui l’entoure et l’enserre et la protège et l’étouffe, tout ce barnum et ce tapage, tout ce parle-haut et parle-fort, tout ce haut-et-fort, va la surnommer Sarah-la-Taciturne et même, cette lubie étant moins noble, moins sociale, ou moins noble parce que moins sociale, désociale, la Taciturne tout court, une once de mépris dans la voix : la Taciturne.
- J’invente cette expression ici et pour le reste de l’histoire de la langue. ↩
- Celle-ci n’est pas totalement inventée, mais adaptée ; en revanche elle rencontrera probablement beaucoup moins d’audience. Le mot “per” vient du latin, quand dans la première expression, il passe – étrangement – par l’anglais. ↩