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Telle est telle, telle, telle, lâhistoire de Sarah, la malnĂ©e, la malmenĂ©e. Telle est lâhistoire si tu veux lâentendre, ĂŽ Ă©tranger, alors lâĂ©coute, la chante, la donne Ă voler.
La chante, la donne Ă volerâŠ
Née mal, mauvais lieu mauvais temps, sur les terres déchirées, les terres arrachées à la terre⊠les terres bariolées, les terres bigarrées⊠les terres brûlées, les terres barbelées⊠Petit matin doré de janvier.
Sarah est nĂ©e dans la malfamille, malfamĂ©e â une niĂšme histoire de frontiĂšre contrariĂ©e ; enfant trouvĂ©e, enfant retrouvĂ©e, aprĂšs un bombardement, une excavation, un remplacement â modeste.
Les bombes ont parlĂ©, dans lâĂ©clatante dĂ©flagration, dans leur silence, elles ont parlĂ©. La ville est atterrĂ©e. Tout un quartier enterrĂ©.
Les secours, leurs sirĂšnes hurlent, les femmes hurlent avec, il y a la poussiĂšre, la merde, la confusion. Il y a des morts, beaucoup de morts.
La guerre frappe nâimporte oĂč, et la ville, qui cachait lâennemi et, disait-on, secrĂštement le nourrissait, le nourrissait de haine et de rancĆur, la ville a Ă©tĂ© rayĂ©e de la carte. Du moins certains de ses quartiers. Ce quartier. AmputĂ©.
La guerre est la guerre contre tout, contre le vent, contre la poussiĂšre et mĂȘme le ciel. Ne suffisent plus aucune armĂ©e, prenons les villes, prenons les familles, prenons les animaux, les bouquets qui dĂ©corent les nappes chargĂ©es dâargent, les familles qui se retrouvent pour prier.
La guerre est venue et elle a pris.
Qui ? Qui ? On ne sait pas. On ne sait pas.
On ne sait pas qui fait la guerre. On ne sait pas Ă qui la guerre fait. Elle fait et dĂ©fait et câest toute sa puissance, non, pas sa puissance, son existence. La guerre est lasse et plate et pleine dâennui, elle fait comme elle opĂšre et dĂ©sopĂšre, comme elle agit et dĂ©sagit, comme elle travaille.
Travaille, remet sur le mĂ©tier, effiloche et trame, dĂ©chire et tricote, la guerre, PĂ©nĂ©lope noire, ShĂ©hĂ©razade impitoyable, la guerre conte lâhistoire de Sarah, la guerre est toujours lâhistoire de Sarah, arrachĂ©e Ă sa terre arrachĂ©e, sĂ©parĂ©e Ă sa terre sĂ©parĂ©e, et pour cela coupable, inconsciente coupable, responsable câest-Ă -dire auteur. Câest-Ă -dire la guerre.
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Telle est telle, telle, telle, lâhistoire de Sarah, la malnĂ©e, la malmenĂ©e, la malfamille, la malfamĂ©e. La malaĂźnĂ©e, la malaimĂ©e.
Avait-elle, Sarah, des frĂšres ? Nul ne sait, mais les langues se dĂ©lient⊠Ses frĂšres Ă©taient-ils ses frĂšres ? Les langues, les langues des bouches qui ne savent se tenir, les langues se dĂ©lient mais ne se remuent point jamais assez (câest-Ă -dire sept fois) Ă travers les courbes du pinceau, de la plume sur le papier (cette ordonnance du secret), les langues se dĂ©chaĂźnent dans la fureur excessive de la guerre.
On a trouvĂ© Sarah lâenfant dans les ruines de la maison.
Le maĂźtre a parlĂ© et Ă©voquant le miracle, lâaccueille en sa famille comme sa fille. Elle aura des frĂšres, qui dĂ©couvrent cette fille, belle Ă sept ans tout comme Ă vingt tout comme Ă cent.
Elle sera une bouche en plus et les bouches parlent.
Elle nâa pas de langue, dĂ©jĂ , sans doute soufflĂ©e, la parole, par le souffle de la bombe.
En cela vouée au silence, ou au secret du texte intérieur. Pas de revendications. Pas de plaintes. Jamais. Pas de bavardage.
Pas de protestation. Non plus.
La fille Ă la bombe ne peut jamais dire son mĂ©contentement, son dĂ©saccord ni mĂȘme sa peine, le chagrin quâelle a et qui ne part pas, que la bombe, par effet, lui a dĂ©gueulĂ© dessus. La bombe a parlĂ© et lâa souillĂ©e.
La parole de la bombe, dĂ©liĂ©e, dĂ©chaĂźnĂ©e, lâa â Ă jamais â enchaĂźnĂ©e et enliĂ©e, elle, au silence qui vaut tacite reconduction, au silence de lâapprobation, au silence sans auteur, sans responsabilitĂ©.
Enfant elle est, enfant, dénuée de parole, nue dans le silence, elle restera.
Pas de babil pour son Ăąge, pas de berceuse pour sa nuit.
Pas de trĂȘve, pas de trĂȘve, jamais, pour lâenfant Ă la bombe, lâenfant de la guerre, câest-Ă -dire lâenfant, câest-Ă -dire la guerre.
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Mars, la guerre, câest le printemps aussi, et la petite Sarah embellit, encotonnĂ©e dans son chagrin. Câest lâĂ©cole et lâĂ©cole câest les autres. Câest lâextension du domaine de la dĂ©fense. Les autres. Les mains, les regards, les rires, et les paroles, qui arrivent en rondes, en cantilĂšnes, en jeux plus ou moins naĂŻfs.
Sarah ne chante pas encore mais elle ne parle toujours pas. Elle est sans voix, elle est hĂ©bĂ©tĂ©e. AbĂȘtie par la bombe. Câest une maladie qui dure, passe les saisons et les annĂ©es.
Les siens, ceux qui lâont recueillie, ceux qui lâĂ©duquent et lâĂ©lĂšvent et la nourrissent, lâenvoient finalement Ă lâĂ©cole oĂč elle puisse enfin Ă©laborer un langage articulĂ©. Elle reste coite, mais non quiĂšte.
Par une circonstance alambiquĂ©e qui associe une âsĆurâ compatissante, un livre dâimage et malgrĂ© tout le maigre labeur des bancs scolaires, Sarah parvient Ă dessiner des formes, sur une belle page de vĂ©lin, la belle page de vĂ©lin sur laquelle des formes se dessinent est immaculĂ©e, elle est vierge et lâauteur est confortĂ© par ce cotonneux marchepied nival.
Parce que la page blanche immaculĂ©e, dans le monde de ruines, de poussiĂšres et de crasse qui est le monde quâa connu Sarah jusquâaux pus loin que puisse atteindre son souvenir, au creux de cette niche salvatrice dans laquelle lâa bousculĂ©e le destin, dans cette salvation qui est devenu sa croix, son malheureux destin.
Câest triste Ă dire, câest triste Ă Ă©crire, mais câest comme ça, on nây peut rien, la petite Sarah est depuis ce jour claustrĂ©e, enfermĂ©e dans cette seconde oĂč elle se retrouve Ă la frontiĂšre, oĂč elle a vu la mort qui lâa dĂ©daignĂ©e, oĂč elle a perdu tout le reste, les siens, sa vie, son pĂšre, ses frĂšres et sĆurs, et sa mĂšre, et sa croix est son retour, son enfer chaque jour repavĂ©, chaque jour repassĂ©, et ce tristĂ dire, ce tristĂ Ă©crire, Ă©coute la voix qui le porte et cette voix qui le porte elle se dĂ©duit des Ă©crits tristes et dits tristes posĂ©s sur cette nouvelle vie qui sâappelle la page. Et Sarah va Ă©crire, Ă©crire sur ce nouveau support, cette table rase, soufflĂ©e par la bombe ? mise Ă nu, dĂ©nudĂ©e, et la responsabilitĂ© lui revient, cette responsabilitĂ© de tout-dire â chose qui sans doute â le tout â fera dĂ©faut Ă tous ceux qui se soumettent au contraire Ă la loi â fera dâelle lâauteur, lâauteur sans limite du texte sans borne, ce salamalec interminable, mille et deuxiĂšme nuit qui jamais ne cesse, jamais ne trouve dâexutoire car dâexutoire il nây a pas, il nây a que le texte, le dĂ©bit, le dĂ©lireâŠ
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Sarah commence par Ă©crire des poĂšmes, oĂč des monstres sanguinaires piĂ©tinent des bouquets Ă©ventrĂ©s, oĂč des foules sâenfuient Ă lâĂ©vocation dâun seul nom, oĂč des eaux rares mais colĂ©riques fomentent des trombes qui dĂ©ferlent sur des ports misĂ©rables, plein de rats et de luxure et de cuisine trop grasse.
Mais bientĂŽt, le dĂ©sir de tĂ©moigner la saisit et la poĂ©sie ne suffit plus. Elle a lu les poĂštes, elle sâest Ă©prise dâune Ă©toile qui a pour nom Kateb, mais cela ne sâest pas fait en un jour. Bien alerte au sujet de lâadage selon lequel « la violence commence lĂ oĂč sâarrĂȘte la parole », la petite, peu Ă peu, petit Ă petit, piau per piau1, pico per pico2, sâautorise, sâaventure, sâessaye, puis sâingĂ©nie Ă la parole : elle parlote puis parle, puis carrĂ©ment parole, elle parole tant et tant quâelle est bientĂŽt affublĂ©e de divers surnoms ridicules, de pie, de pipelette, de grelotte, dâagasse et de jacasse, mais le plus souvent câest (et restera) Sarah-la-Parole.
Et Sarah-la-Parole parle, elle parle et que pourrait-elle faire dâautre ? Ni les fĂȘtes de familles, ni le culte des anciens, ni le respect de la foi, ni le sport, ni la cuisine, ni les garçons, ni les activitĂ©s licencieuses, comme les rĂ©unions post-scolaires ou les conseils dâĂ©tudiants, rien, rien, rien dâautre ne lâintĂ©resse Ă part parler.
Enfin parlerâŠ
Parler est dĂ©jĂ plus quâelle ne fait en rĂ©alitĂ©. En rĂ©alitĂ© elle parle, mais sur la feuille. En rĂ©alitĂ© elle Ă©crit. Enfin, trĂšs vite, elle se retaira, elle se renfrognera comme avant, avant de parler, avant de parler, cela lui aura durĂ© un an, deux ans tout au plus, la voilĂ qui maintenant, de plus en plus, piau per piau, la voilĂ qui maintenant se tait, et reste coite, mais toujours attachĂ©e Ă son carnet, toujours occupĂ©e Ă tracer des lettres sur du papier. Piau per piau, page aprĂšs page, elle parle en silence. Elle tait. Elle secrĂšte. Elle Ă©crit.
Sarah-la-Parole, bientĂŽt les cousins, les voisins, tout le lourd entrelacs dâĂ©gos qui lâentoure et lâenserre et la protĂšge et lâĂ©touffe, tout ce barnum et ce tapage, tout ce parle-haut et parle-fort, tout ce haut-et-fort, va la surnommer Sarah-la-Taciturne et mĂȘme, cette lubie Ă©tant moins noble, moins sociale, ou moins noble parce que moins sociale, dĂ©sociale, la Taciturne tout court, une once de mĂ©pris dans la voix : la Taciturne.
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Elle avait lu, pour Ă©crire.
Mais elle est trĂšs vite lassĂ©e par les poĂštes officiels et les dĂ©biteurs du discours national et revendeurs dâaigreur et de chagrin. Quelque chose cloche.
Elle dĂ©couvre les autres, les Ă©trangers, les Dosto, les Kafkaiewski. Elle dĂ©couvre ce Camus, quâon ne semble guĂšre goĂ»ter en famille.
Elle découvre la masse des auteurs du monde, et ils sont innombrables.
Un matin doux, noyĂ© dâolivier, qui dans la cour de la propriĂ©tĂ© embaume sa de couleur, Sarah joue avec sa sĆur, la petite, celle qui Ă©tait bĂ©bĂ© quand elle perdit la voix. Elle sait une chose que Sarah ne sait pas (mais suppose).
Elle possĂšde son noyau.
Sarah possĂšde aussi son noyau, ce livre de Kateb que lui a donnĂ©, offert, son oncle Yeo. Qui lui dira : Tu liras son livre Ă ton enfant, tu liras ce livre Ă lâenfant qui est en toi. Il tâen sera reconnaissant.
Mais sa sĆur un jour, alors quâelles jouent toutes les deux Ă la poupĂ©e sous le grand bel olivier de la cour1, sa sĆur emballĂ©e par le rĂ©cit la fiction lui dit Ă travers sa poupĂ©e de chiffon, Maman nâest pas contente, Maman est fĂąchĂ©e, et Papa est fĂąchĂ© aussi. Et tu nâest plus leur fille. Tu nâes pas leur fille, Maman et Papa ne sont pas ta Maman et ton Papa.
Sarah le prend comme un Ă©pieu dans son cĆur, sa sĆur ne fait mĂȘme pas mine de lui parler, elle incarne dans le jeu des personnages qui la dĂ©passent â elle est embarquĂ©e : elle lit ainsi son histoire dans les personnages de cette subite Ă©trangĂšre.
Elle sait ce quâelle savait, elle lit ce quâelle avait lu.
Elle doit maintenant fuir. Elle doit sâenfuir. Trouver sa maison. Trouver une maison.
Câest le chant de Sarah, la malnĂ©e, la malmenĂ©e. La malfamillĂ©e. La malfamĂ©e.
Sarah : la Taciturne ; la Solitaire.
Sarah la solaire. Elle lĂšve les yeux et voit lâolivier qui balance doucement ses branches dans lâair bleu. Au sol cela fait un cercle parfait. Comme pour acquiescer au dĂ©roulement angulaire du rĂ©cit, contrepoint â fidĂšle Ă lui.
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Sarah sait et se morfond et se renfrogne. Un peu plus.
Tu vois la mer, la matiĂšre dont elle est faite ? Tu vois ses dimensions ? Tu vois ce quâil se passe lorsquâon jette une pierre au centre du miroir intact ? Tout cela câest Sarah lorsquâĂ douze ans elle fomente de fuir, de quitter cette famille cette maison cette ville.
Sa mĂšre, lâaime-t-elle ? Sa mĂšre, lâa-t-elle aimĂ©e ?
Son pĂšre, lâaime-t-il ? Lâa-t-elle aimĂ©Â ?
Elle ne sait plus, ce qui se produit en elle est de lâordre de la catastrophe, ce qui se produit en elle est trĂšs littĂ©ralement de lâordre de lâholocauste. Elle brĂ»le, sâeffondre, explose. Elle est ravagĂ©e, dĂ©sastrĂ©e, dĂ©truite. Elle est annihilĂ©e, exterminĂ©e. Il nây a pas de mot pour dĂ©crire sa souffrance.
Elle va fomenter encore, prĂ©parer chacun des dĂ©tails, passer en revue tous les possibles, mesurer le moindre des risques et elle va sâen aller.
Elle va changer de visage â ce visage nâest pas le sien.
Elle va changer de monde â ce monde nâest pas le sien.
Elle va changer de nom â ce nom lui est Ă©tranger. Elle va perdre le H, se faire appeler Sara, sans H, sans le H de cette HumanitĂ© qui lâa trahie, mĂ©prisĂ©e, misĂ©rabilisĂ©e. Sans le H de cette Histoire qui lâa violentĂ©e, violĂ©e, envulgairĂ©e. Le H de lâHomme.
Elle va renaĂźtre, Sarah, elle va renaĂźtre Sara.
Elle renaĂźtra.
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Sara pose le pied en terre Ă©trangĂšre, elle lâĂ©trangĂšre. Elle a passĂ© la frontiĂšre.
Elle nâa pas beaucoup de pistes Ă suivre : les traces de cet oncle Yeo, quâelle nâa jamais vu, quâelle nâa jamais connu, qui un jour, une seule fois seulement, lui a envoyĂ© ce livre, un livre de lâĂ©toile, et pas de mot pour lâaccompagner, sauf cette adresse, enfin une adresse : pour toi, de ton oncle Yeo, bons baisers. Câest tout ce quâil y avait comme adresse, comme dĂ©dicace, et le seul indice, indice quâelle a vertement subtilisĂ©, seule ancre Ă laquelle sâaccrocher, seule poignĂ©e pour cette vie qui lui a Ă©tĂ© refusĂ©e, qui lui a Ă©tĂ© substituĂ©e, un timbre postal, un simple timbre qui portait cette inscription :
PAYS DE LUMIERE
AU CLIMAT IDEAL
De nom de ville, illisible, mais tout portait Ă croire quâil sâagissait dâAlger ; de date, encore moins.
Vous ne me croirez pas, mĂ©crĂ©ant, mihimĂ©crĂ©ant, mais câest bien la vĂ©ritĂ©Â : voilĂ Sara, Ă peine adulte (et adulte Ă peine), qui sâest laissĂ©e porter, depuis les terres reculĂ©es soufflĂ©es dâoĂč elle vient, de lâautre cĂŽtĂ© du bassin, dans la terre brĂ»lĂ©e de Palestine, sur les traces dâun fantĂŽme dans la capitale Ă©loignĂ©e, gigantesque et ogresque dâAlger.
Si lâaudace ou le hasard formaient une aventure, rien de moins hasardeux et audacieux la viendrait prendre en ces lieux inconnus. Elle nâest pas folle, si elle est obstinĂ©e. Est-elle folle ? Est-elle plus obstinĂ©e que folle ? Elle sait, elle le sait et le resait tellement remĂąchĂ© quâelle en a mal aux mĂąchoires : il est hors de question de sâimaginer prendre le thĂ© avec lâhypothĂ©tique oncle Yeo. Personne ne sait rien de lui, dans sa famille de substitution, et rien ne pouvait laisser croire ni Ă son existence, ni Ă son adresse, sauf ce nom Ă©crit Ă main nue sur le papier kraft du colis qui portait ce livre.
Un petit livre de poche français, dâun Ă©crivain Ă©videmment algĂ©rien, avidement algĂ©rois.
Câest le seul sĂ©same quâelle porte avec elle, la malmenĂ©e, la malnĂ©e ; câest son seul passeport. Avec les lignes quâelle sait de mĂ©moire. Sur lesquelles elles cheminent, comme un fil de pĂȘche, pour ne pas tomber Ă lâeau.
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Sara porte ses lignes sur son cĆur, peut-ĂȘtre sur son front ou dans ses yeux, elle ne se cache mĂȘme plus.
Ce sont des Ăąmes dâancĂȘtres qui nous occupent, substituant leur drame Ă©ternisĂ© Ă notre juvĂ©nile attente, Ă notre patience dâorphelins ligotĂ©s Ă leur ombre de plus en plus pĂąle, cette ombre impossible Ă boire ou Ă dĂ©raciner â lâombre des pĂšres, des juges, des guides que nous suivons Ă la trace, en dĂ©pit de notre chemin, sans jamais savoir oĂč ils sont, et sâils ne vont pas brusquement dĂ©placer la lumiĂšre, nous prendre par les flancs, ressusciter sans sortir de la terre ni revĂȘtir leurs silhouettes oubliĂ©es, ressusciter rien quâen soufflant sur les cendres chaudes, les vents de sable qui nous imposeront la marche et la soif, jusquâĂ lâhĂ©catombe oĂč gĂźt leur vieil Ă©chec, chargĂ© de gloire, celui quâil faudra prendre Ă notre compte, alors que nous Ă©tions faits pour lâinconscience, la lĂ©gĂšretĂ©, la vie tout courtâŠ
Et que faire avec cela ?
Elle travaille, Sara, elle a trouvĂ© une place de cuisiniĂšre-plongeuse dans un bouiboui de Bab-el-Oued. Son livre toujours sur le cĆur, elle amasse et le pĂ©cule qui lui servira pour tout balayer et les informations, Ă partir de rien, un cachet de la Grande Poste, une graphie hĂ©sitante, un nom improbable et imprononçable, et pour toute gĂ©nĂ©alogie un amas cerclĂ© de bombes.
Sur lâĂ©chec chargĂ© de gloire, elle voudrait chĂ©rir la vie tout court, la lĂ©gĂšretĂ©, mais ses mains et ses pieds sont de fontes, ses yeux de grenaille et sa peau de dĂ©bris, de fragments.
Câest elle qui est stĂ©rile de son histoire, et rien ni personne, sauf un Ă©vĂšnement incommensurable et pour tout dire impossible, comme un tremblement de terre, une invasion extra-terrestre ou une explosion nuclĂ©aire, qui seul le serait Ă mĂȘme, rien ne peut chambouler lâordre des choses qui lui a Ă©tĂ© imposĂ© et dont elle ne peut dĂ©vier dâaucune façon, qui ne soit vulnĂ©rante.
Elle est une Ă©pine, Sara, et pour cela embrasse lâaccroc. Elle nâest pas un personnage de lâaventure : elle est de lâaventure ce qui est imprĂ©visible et qui pourtant arrive.
Elle est ce qui vient, Sara, elle est lâaventure mĂȘme.
Elle vient.
Ù©
Sara, pour ses affaires, pour son destin, pour son histoire, a grimpé les courbes de niveau et se retrouve dans le djebel, sur les traces de son oncle.
Elle ne trouvera pas rĂ©ellement lâexplication dont elle rĂȘvait.
Elle se sait dâici. Elle trouve son territoire.
Elle rencontre sa maison.
Elle trouve un homme. Rencontre chĂšvres.
Elle est venue.
Elle est lĂ .
Elle sâarrĂȘte lĂ .
Elle est Sara. La bergÚre. La fille stérile.
Elle met ici un terme Ă son chant.
- Les feuilles mortes faisaient les tuiles de la maison de bois, dont la poutre est racine. ↩