La ville de Gênes recèle des secrets partout, et les hasards de la vie se plaisent à la parcourir et se terrer dans ses rues. Je passais un jour par la rue des palais où se trouve une incroyable librairie ancienne, où des pièces en enfilade contiennent plus de livre qu’elles n’en peuvent tenir ; il y a aussi une cour intérieure, assez vaste, et très agréable, en plein cœur de la vieille ville ; et une vieille femme qui sous les ors des plafonds, dans son chandail troué, ne renseigne en rien les visiteurs.
Je feuilletais les étagères de littérature et je regardais de vieilles éditions de Sciascia.
J’ai une affection particulière pour Leonardo Sciascia, non seulement parce que c’est l’un des plus grands écrivains de langue italienne, non seulement parce qu’insulaire, non seulement parce qu’impliqué (même modérément) politiquement, mais aussi parce qu’il avait été l’ami de Pierrette Renard, qui était ma directrice de recherche et dont le mari, Philippe Renard, avait traduit et introduit l’œuvre de Cesare Pavese en France.
Pierrette me parlait de Sciascia, de la Sicile, de sa maison au-dessus de Palerme… et j’étais alors directement en lien avec la littérature, branché, heureux et chanceux, directement sur le courant général.
Il y avait, dans cette librairie, deux éditions Einaudi de Il giorno della civetta (Le jour de la chouette), les deux à vingt euros, ce qui était un peu cher. L’une d’elle était assez abîmée et, bien que n’étant pas la version originale, en était l’une des premières réimpressions.
J’hésitais à acheter l’un de ces livres. Je les feuilletais, les comparais — la version plus abîmée me semblait plus chaleureuse… J’hésitais ainsi, accroupi dans la travée, et la vieille femme, suspicieuse, vint me trouver pour savoir si je cherchais quelque chose. Elle me demanda si la bouteille d’eau était à moi. Je lui répondis que rien, et je lui répondis que non. Echaudée, elle retourna derrière son bureau et me laissa tranquille. Alors que je feuilletais les livres, une petit papier, qui s’avéra une enveloppe, tomba à terre.
Je le replaçai dans l’ouvrage lorsque une écriture ancienne à son revers attira mon regard. Je découvris que l’enveloppe était adressée à Filippo Vulpi ou Volpi ou Volri/Vulri, peut-être Volci ou Vulci. En furetant, je découvris l’ex-libris du livre aux initiales du même (?) VF.
A l’intérieur de l’enveloppe que finalement j’ouvris, il y avait une photo elle-même encastrée derrière une petite fenêtre de plastique. Cette photo était un portrait photomaton de Sciascia lui-même. A son dos, une autre adresse : LS, CP 16, 90Catania.
J’eus soudain l’impression d’accéder à un secret défendu, et je fus submergé d’une grande émotion. Mon esprit commençait déjà à imaginer des voyages et des visages, des accidents divers et des enquêtes infinies.
Je me relevai en me demandant combien de temps pouvait durer le voyage à Catane et si j’avais le temps d’y faire un saut durant mon séjour. J’allais vite, mais je brûlais les étapes. Après avoir dissimulé l’enveloppe dans l’intérieur de ma veste, je me dirigeai vers la vieille femme, achetai finalement un simple Diabolik que je saisis au passage et payai en tremblant. La vieille femme me toisa d’en-dessous, jugeant de manière négative le fait de rester si longtemps en ces lieux pour une vulgaire bande-dessinée de mauvaise qualité — du moins était-ce ce que criaient ses yeux, sa moue et l’étrange calvitie qui ornait le dessus de son crâne.
Rentré à la maison, j’inspectai à nouveau la photographie sous une lampe forte — j’hésitais à sortir la loupe de philatélie, notamment afin de détourner une partie de mon attention.
Je cherchais le plan de la ville de Catane sur Google Maps, puis, presque en même temps, lançai le site des Ferrovie Statale, enfin de Trenitalia. Je saisis l’adresse de la poste centrale (via Etnea 215, 95124 Catania (CT)), également trouvée dans un troisième onglet, dans la fenêtre de Google et observai les alentours sur Google Street View. Je n’étais jamais allé à Catane et je me réjouissais déjà à l’idée de cette excursion inopinée, du voyage d’une vingtaine d’heures en train (une partie de la nuit donc), du passage par Termini, de la traversée du détroit de Messine que j’aime tout particulièrement (ce moment où le train scindé en deux grimpe sur le bateau, et le premier arancino !). J’étais donc tout excité lorsque mes yeux se posèrent à nouveau sur l’enveloppe.
CP 16, 90Catania. Il me semblait évident que CP indiquait la boîte postale, le numéro d’une boîte postale (casella postale), mais j’eus soudain une interrogation sur le 90. Etait-ce un numéro de rue ? Un code quelconque ? En retournant la photo, l’image de Sciascia, droit face à l’objectif, un regard ferme et doux, de petites lunettes que je ne lui avais jamais vues sur d’autres photographies, et un chapeau noir qui me rappelait celui que portait Pessoa dans le fameux portrait qui d’ailleurs ornait ma table de travail depuis qu’un ami cher me l’avait envoyé (sous forme de carte postale) depuis le Portugal.
Pourquoi Sciascia s’était-il grimé en Pessoa, où a-t-il réalisé ce portrait, comment cette photographie a-t-elle abouti dans le livre, qu’est-ce que je suis allé cherché ce livre particulier, dans cet endroit particulier, et pourquoi Pessoa me regardait, maintenant, fixement, sérieusement, un peu altéré, un peu pince-sans-rire, un peu interrogateur, un peu méfiant ?
Je songeais à Pierrette qui avait bien connu Sciascia (pas Pessoa) et qui en parlait avec beaucoup d’émotion dans la voix et les yeux. Je songeais aux hauteurs de Palerme et je me demandais où pouvait avoir habité Sciascia (pas Pessoa). Je me demandais s’il avait habité à proximité du Monte Grifone que j’avais visité pour mon travail une ou deux fois. Les vautours — les oiseaux — en avaient disparu à cause des appâts empoisonnés destinés aux renards, mais le nom était resté1.
Je me dis alors, et ce fut une espèce de révélation telle que seul le hasard ou la fiction peut en produire, que cette poste était peut-être plutôt à Palerme. En saisissant posta palermo catania, je découvris en effet qu’il y avait une poste à Palerme via Catania. Et je réalisais que le chiffre 90 désignait le code postal (un peu à la manière de nos départements, ou 90 désignerait le chef-lieu Belfort, à travers une figure de style, plutôt que le département du Territoire-de-Belfort). Le code postal de Catane est en effet le 95.
Il fallait donc que je me rende à Palerme, ville dont Sciascia avait été conseiller municipal, et que je trouve la boîte postale numéro 16. Et ensuite ?
Que se passerait-il ensuite ? Sans doute que je ne parviendrais pas à l’ouvrir, et que je n’aurais pas l’opportunité de trouver des proches de Sciascia. Toute l’histoire construite dans l’urgence et l’agitation d’un esprit d’escalier s’effondra comme un château de cartes. Je pouvais remettre la photo dans sa petite fenêtre et je pouvais même la ramener, comme une marque de respect, dans le livre que j’avais laissé à la librairie. Voilà ce que je ferais. Je me disais. Demain je rouvrirai le livre, y glisserai la photographie, et le reposerai à sa place. Je serai plus aimable avec la vieille dame et j’achèterai peut-être même un autre (un vrai) ouvrage. Un album sur la Sicile, sur Palerme ou Agrigente, ou sur Catane, ou sur Messine, ou sur Roma-Termini.
Pour l’heure j’effacerais de ma mémoire tous ces onglets ouverts, et ces prémonitions et ces élucubrations. Je me servirais un verre de Nero d’Avola, j’irais prendre un titre de Sciascia dans la bibliothèque — ce sera peut-être Une histoire simple, ou même Le jour de la chouette, mais ce sera dans l’édition Adelphi, c’est le seul point dont je suis certain — je n’en ai pas d’autres. Et je lirais, sirotant le vin charpenté, en songeant à Pierrette, à son mari Philippe, et à Sciascia.
Je me saisis donc du livre sur l’étagère, je me décidai pour la Civetta, quand, comme je me tenais sur la pointe des pieds, chuta, du geste, une enveloppe du livre. Sur le dos, l’inscription manuscrite, vieillotte, presque illisible, FV/CP90/16.
- Je me souviens que, totalement emporté par cette histoire de photographie, je mêlais alors à l’image du monte Grifone les belles pages de Salvatore Niffoi que je venais de traduire dans Ritorno a Baraula, où le narrateur rend visite à un fou dans une citadelle perchée sur un pierrier où les gardiens précipitent les chiens errants pour les vautours (ici appelés avvoltoi et non grifoni). Je songeais aussi — mais pour d’autres raisons — au mont Saint Odile. (Pas à Pessoa.) ↩