Note synthétique sur Horcynus orca, qui dev(r)ait paraître dans Dans la dition, quatrième volume de La littérature inquiète…
Tre volte il fé girar con tutte l’acque;
e la quarta levar la poppa in suso
e la prora ire in giù, com’altrui piacque,
infin ch’il mar fu sopra noi richiuso
— Dante Alighieri
Sommaire
Le début et la fin
Au début de la “troisième” partie du roman, l’Orque léviathan qui s’est installée dans le détroit de Messine, entre Charybde et Scilla, fait remonter à la surface les couvains d’anguilles, la poutine1, qui vient miraculeusement nourrir le petit peuple des plages dévasté par la trop longue guerre, et avec eux le protagoniste principal, ‘Ndrja Cambrìa, revenu du front. Et nous lisons ceci :
Mais le plus extraordinaire pour eux, ce qui les tenait bouche ouverte et les attirait, ce n’était pas la poutine qui flottait, c’est-à-dire ceci qu’ils pouvaient voir et s’expliquer, c’était au contraire la rencontre et la contre entre ces deux arcanes marins les plus contraires et opposés qu’on pouvait imaginer, la rencontre et la contre entre l’immense et noire, solitaire et mortifère orque, et ce presquerien de poisson, minutille blanche les yeux encore fermés, noria et noria de poissonnets cuirassés de l’énigme de leur naissance. Celle-là, arcane de mort, ceux-ci, arcane de vie : ils étaient comme le début et la fin de toute mer et ils s’étaient touchés là, sous leurs yeux, et maintenant ils s’étaient entremêlés, poutine et orque, les poissonnets pullulants dans la plaie encharognée, à l’intérieur du flanc caverneux de la Mort.
Le début et la fin de toute mer, le début et la fin : tel est le symbole de l’Orque, drôle de personnage ouroboros qui trône au milieu du détroit comme il trône au milieu du livre. Arcane, archange de mort, présage pétrifiant et putréfié, seigneur des abysses, l’Orque est une trouée, et l’orque est deux fois trouée : trouée en tant que telle, gueule béante engloutissant le monde, et trouée parce que blessée, et par là nourrissant son destin et son instinct de mort renouvelés. Mais est-il possible de blesser la mort ? L’immortelle peut-elle pourrir comme pourrit sur elle cette plaie maléfique (faite comme par une explosion sans doute liée aux combats militaires) ? Et c’est là où le mythe dans toute sa solennelle épiphanie se heurte à la réalité des hommes la plus triviale, la guerre. C’est peut-être cela aussi que d’Arrigo veut nous dire, c’est peut-être pourquoi le récit campe précisément dans les derniers mois de la deuxième guerre mondiale (l’action, hors analepses, se déroule sur huit jours d’octobre 1943).
Mais le début et la fin, c’est l’orque et la cicirella, et la mort que représente l’orque ne pèse pas lourd face à la mort que représente la guerre, et la victoire ou la défaite qui y met terme, qui ouvre un monde nouveau où le monde de l’orque, des chichirelles, des pêcheurs et des fères (les dauphins), ne tiendront plus qu’une place modeste, voire dispensable.
Du point de vue de la zoologie et de l’écologie, L’Orque (ou épaulard) est le superprédateur des mers (avec le Grand cachalot), comme par exemple l’Ours brun sur les terres, l’Aigle royal dans les airs ; il est au sommet de la chaîne trophique et ne connaît aucun ennemi. Il est de fait comme la mort, il est littéralement la mort : à ce titre, sa présence comme son destin et son comportement se doivent d’être exceptionnels, d’inspiration mythologique. L’épaulard est rare.
Dans le roman, son apparition se situe à environ sept cents pages du début, et sa disparition environ trois cents pages plus tard, alors qu’il en reste encore une centaine, et qu’une autre centaine a été dédiée au « monologue » de Luigi Orioles, lequel signe en effet le destin de ‘Ndrja Cambrìa, tragiquement lié à celui de l’épaulard. Il donne son nom au livre mais il n’est réellement présent que dans son cinquième en tout.
(On notera en outre l’étrange altération orthographe du nom latin — fixé depuis 1860 : l’ajout du H, et la substitution du Y au I par rapport au nom latin Orcinus orca — laquelle a suscité un débat critique et herméneutique intense, tandis que, tout aussi étrangement, jamais ce nom n’apparaît dans le texte2).
Pour adopter une posture de recul interprétatif, on peut songer au film d’Eriprando Visconti, La Orca, ou le lien avec le roman n’est textuellement attesté, hormis le titre, que dans le fait que la protagoniste détient l’édition du livre dans son sac et que, dans la majeure partie du film, elle porte une chemise aux initiales brodées HO.
On déduit donc que la compréhension du livre, comme le destin et la présence de l’orque n’est pas seulement énigmatique : elle est propice à diverses interprétations, et toute en complexité, allusions et échos plus ou moins hermétiques (et prophétiques !).
Le début et la fin, c’est le noir et le blanc du monstre, c’est Charybde en Sicile et Scilla en Calabre, le mythe contre l’histoire, l’imaginaire contre les faits. Ce livre raconte le passage, certes, et s’il y passe d’un Cambrìa à l’autre, ce livre trafique aussi entre-deux-eaux, d’une mer à l’autre, la Tyrrhénienne et l’Ionienne (le duemari), il se tient et se ramasse aussi un peu dans l’incertitude et la complexité de l’entre-deux. L’antre deux, devrait-on dire, en contemplant la plaie béante de l’orque — le Y donc, dont on ne connaîtra jamais l’origine. Des deux cotés à la fois, donc, ambivalent.
Ambidextre, pourquoi pas, à quoi on peut assimiler l’unique ressemblance qui l’unit aux fères (caractère dont sont privés les autres cétacés, comme l’explique aux pêcheurs l’autoproclamé cétologue Monsieur Cama, qui possède un guide des créatures marines directement issu de Moby Dick), à savoir « la queue plate au lieu d’être droite ». Queue qui lui sera d’ailleurs arrachée par ces dernières lors de sa longue agonie… comme si elles lui refusaient ce droit à la ressemblance, ce surplus d’identité.
La fin de l’orque, alors assassinée, non sans avoir fait ultime carnage de fères, est attestée enfin par le frère de lait du personnage principal, Masone : au « quartavant » et « pour s’en assurer, qu’il était mort, qu’il était vif, jeta une poignée d’eau contre la tête du grosanimal ; alors, comme rien ne se passa, il s’en approcha encore plus, son visage presque sur l’œil, comme pour y voir la pupille sous l’énorme paupière. » Mais la mort était bien morte et quelque chose alors ici se cristallise à jamais, dans le destin de ‘Ndrja, comme dans celui d’Orioles, mais aussi des habitants du détroit, du peuple italien, des soldats angloaméricains et du monde occidental.
La mort-même est morte. Les puissances supérieures, mythiques, mythologiques, l’ordre naturel de la vie et de la mort où l’humain ne compte guère, tout ce théâtre du passé (dont sont les pêcheurs les acteurs, mais aussi les fères leurs ennemies, décimées par l’Orque) est défait. Arrive alors un nouveau monde, caractérisé par la corruption et la misère sociale, i.e. tout ce que représente l’homme de main du Maltais « Mister Maniaci », lui-même bras droit du « Tauno Maggiore », autorité suprême de l’Amgot sur le détroit de Messine (« Il est comme la Trinité, rendez-vous compte, podestà, préfet et major anglais réunis en une seule personne, d’où il commande à tous sans exception »).
Et ce nouveau temps (de « paix ») n’est pas exempt de mort, mais mort banale à présent, brute, idiote.
’Ndrja leva les yeux vers le flanc immense et inquiétant du porte-avion, et ce fut comme s’il avait volontairement présenté le front à la balle, qui le toucha juste entre les yeux, dans un vertige qui le jeta pour toujours dans les ténèbres .
Vers le livre
On a écrit bien des pages sur ce livre, et s’il est dommage parfois de les répéter, il est plus souvent dommage encore de ne pas les entendre.
Une histoire mouvementée
Horcynus orca est l’un des chefs-d’œuvre incontestés du XXe siècle, l’un des sommets de la littérature mondiale, toutes époques et tous genres confondus, mais il est aussi probablement l’un des plus méconnus de l’histoire littéraire.
A peine lu en Italie où il est pourtant best-seller, sa première traduction est allemande et paraît en 2014, soit presque quarante ans après sa parution ; la traduction française sera la deuxième, et paraîtra en 2019.
Comme on le sait, son aventure éditoriale est pour le moins déroutante. Je la résume dans ses très grandes lignes. Stefano d’Arrigo (1919-1992) envoie deux extraits de son futur texte au prix Cino del Duca en 1959, où siège cette année-là Elio Vittorini qui, emballé, propose de publier les deux extraits dans la revue Menabò qu’il anime avec Italo Calvino. Dans le même temps, d’Arrigo reçoit (parmi d’autres) une proposition de contrat pour la publication intégrale de la part de l’éditeur Mondadori, proposition qu’il accepte. Il reprend le texte et publie une centaine de page en 1960 dans le troisième numéro de Menabò.
Le manuscrit, désormais intitulé I fatti della fera, Les faits ou les histoires de la fère (de la bête ?) est consigné (comme prévu par le contrat) en 1961 et les épreuves, envoyés pratiquement dans la foulée, doivent être corrigées, toujours par contrat, en un mois. D’Arrigo, confiant, refuse l’aide de collaborateurs de Mondadori, comme Walter Pedullà, et assure rendre le manuscrit de 1305 feuillets en quinze jours. Il mettra en réalité quinze années, réécrivant une bonne part du livre et ajoutant 1000 nouveaux feuillets à l’ensemble. Le livre paraît en 1975, à grand renfort de publicité, et non sans débats et polémiques.
En 2001 Rizzoli publie la première version du roman, nous livrant ainsi le secret des changements intervenus entre les deux textes. Sur le récit et les évènements, pratiquement rien. Quelques ajouts, dont le très étrange monologue intérieur devant la carcasse mourante de l’orque, où le temps de quelques secondes se dilue sur plus de 150 pages ; mais surtout une reprise générale de la phrase, un nourrissage, un soufflage de la phrase, non pas le gavage de la farce mais bel et bien l’espace du souffle et de l’amplitude, la respiration, qu’accompagne l’aiguisement de la langue, tant d’un point de vue du vocabulaire technique que du dialecte, de l’italien pur ou du néologisme.
Mélire
« Plus personne ne veut plus de livres amples, absolus, de longs voyages, ils ne trouvent pas preneur, tout le monde les évitent, on ne veut plus que des décalques de livres connus, des trucs écrits à la va-vite, des aphorismes, à lire la télécommande à la main, les écouteurs sur les oreilles. »
Ainsi s’adresse l’éditeur à l’écrivain dans la première page de Canti del caos d’Antonio Moresco3, un livre qui fait dans sa version complète de 2009 plus de 1000 pages. Il lui concède tout de même une préface, qu’il écrit bien avant de lire le résultat que le lecteur tient entre ses mains.
En renversant ce schéma, on pourrait se lamenter que l’éditeur de la traduction d’Horcynus orca, ci-devant Benoît Attila Virot, ait une prédilection justement pour des livres de plus de mille pages comme l’est HO (1251 exactement dans mon édition de 1982, et 1258 dans celle de 1994, 1298 en français4).
Bref, l’époque est-elle vouée à la consommation, au jetable, au zapping ? Nous pensons tous que non, et nous réclamons tous des livres trop longs pour les fâcheux — des livres de l’acabit (et de la puissance) des deux livres parmi les plus importants de ces dernières années, Terminus radieux5 et Achab (séquelles)6.
Ceci étant posé, il est à parier que ce livre n’aura pas beaucoup de lecteurs. Non que, comme on l’entend souvent dire, les gens lisent moins. J’ai la nette impression, au contraire, que les gens, tous les gens, de tous âges et classes sociales confondus, lisent plus.
Mais cependant, c’est la forme même du livre qui peut désarçonner : le monde des écrans dans lequel nous vivons aujourd’hui, comme on l’entend dire également souvent, a-t-il écorné notre capacité imaginaire ? Je pense qu’il est trop tôt pour poser des sentences affirmatives, et il n’est jamais très utile d’enfoncer des portes ouvertes. Mais ce livre, de par sa liberté langagière, offre un terrain d’étude inégalé — et sa traduction en éprouve presque à chaque phrase les insondables richesses.
Langue-mer
Ces livres-mondes ne semblent pas tous destinés à être lus. Tout comme il est impossible d’écoper toute l’eau de la mer, ou comme il est impossible d’excéder une certaine distance du rivage, il y a comme une espèce d’obstacle infranchissable, et Horcynus orca en représente l’exemplum. En ce sens, il réussit parfaitement à mimer l’élément dont il se veut le parangon : la mer.
L’auteur a réussi son pari : par le constant (infini, et impossible) travail de lecture-écriture (de lire-écrire, ce qu’est la tâche de corriger des épreuves), il est parvenu à donner à son propos la forme qu’il méritait. Ce n’est pas seulement ce qui peut paraître comme une coquetterie d’écrivain (substituer à toutes les formes du verbe prendere celles du verbe pigliare pour ne citer qu’un exemple célèbre), et si l’on met l’accent sur la multiplication des allitérations, répétitions, homéotéleuthes, duplications, mots-valises et autres articles du vaste catalogue des figures de son et de rythme, on ne saurait seulement s’arrêter là…
Faisant écho à des idées que ne renieraient peut-être pas Pierre Bayard ou Enrique Vila-Matas, il n’est peut-être pas utile de lire tout le roman, d’ailleurs, pour en saisir le sens ou tout du moins prendre conscience de sa profondeur et de sa puissance : n’est-ce pas cette sensation que l’on ressent lorsque nous nageons en mer ?
Nous ne pensons pas constamment à tout ce plein qui nous entoure, mais il est bien là, et il est bien plus vaste que nous. La terre et l’air sont aussi vastes, mais la nature englobante/englobée de l’élément liquide et notre peu de familiarité, malgré tout, avec lui, rend cette expérience très sensible.
Le livre pour ainsi dire colle à son sujet, et c’est ce qui fait son incommensurable validité et sa très solide cohérence. Plonger en lui, c’est apprendre à évoluer dans une langue nouvelle, un milieu liquide, avec lequel peu à peu on se familiarise, et avec qui, bon gré mal gré, on compose. Et avec le temps, on est à l’aise avec les différents jeux de lexique et de syntaxe, et l’on y retourne comme on retourne à la mer, avec appréhension et excitation.
Livre monstre
Horcynus orca est un livre complet pour ne pas dire un livre total, qui amalgame les deux grandes dimensions désignées par la littérature, les deux masses critiques, disons comme cela, autour desquelles s’agrègent les œuvres au fils des temps7. De manière trop synthétique nous pourrions les définir d’une part comme le versant du récit qui s’accoquine avec la société, l’histoire, la politique, et d’autre part comme le versant du récit qui s’accoquine au mythe, qui s’apparie avec les dieux, le mystère et le symbole. Peu nombreux sont les livres qui réussissent ce tour de force (tous n’en ont pas l’ambition d’ailleurs), mais le grain singulier qui constitue la trame de ces livres les rend aussi universels et immortels que ne l’est l’orque. C’est en quoi l’épopée, même malade, vient nourrir toutes ses pages, et que l’on parle, à ce sujet, de convergences avec Homère, Joyce, Melville, Faulkner ou Dante.
Horcynus orca est peut-être le premier grand livre du genre sur le nouveau monde (post- ?)moderne, celui de l’après-guerre, et ses grandes tensions sociales, politiques et historiques, lesquelles se traduisent par le destin contrarié d’une communauté de pêcheurs d’espadons au nord de la Sicile en temps de guerre.
S’il est une guerre que personne en Europe n’a vraiment gagné, à part les promoteurs du monde nouveau qui se profile sous patronage américain, c’est bien celle-ci. Il est d’ailleurs à noter que le livre paraît en pleine période de remise en question et de dénonciation de la société de consommation et du loisir instaurée par la fin de la guerre, au moment où Pasolini ou de Seta d’un côté8, les Brigades Rouges de l’autre, à leur manière, en font vaciller les bases ; il n’est peut-être pas si étonnant que le livre paraisse en 1975, je veux dire que les corrections aient pris autant de temps ; il est également curieux de noter que les traductions surviennent à un moment marqué par la crise avérée de ces même modèles post-Yalta, comme si, à la manière de l’orque, le livre se repaissait des époques troublées, où les grands tableaux (les situations de l’ordre du monde), comme des vagues ou des lames, se heurtaient, se succédaient.
La part italienne du récit n’est pas anecdotique, évidemment ; on présente parfois (de manière un peu hâtive) Horcynus orca comme l’équivalent ou l’adaptation méditerranéens de Moby Dick ou Ulysse : c’est oublier non seulement l’antériorité mais aussi la préséance de l’imaginaire méditerranéen sur la littérature occidentale. Ne voir d’Arrigo et son livre que comme une deuxième main, ce serait évacuer la puissance poétique et littéraire naturelle de la Méditerranée, comme évoquée par Jean Grenier ou Baltasar Porcel, Albert Camus ou Predrag Matvejevic, à savoir la mer qui distille les mythes, fabrique l’aventure (Kavvadias, Ritsos), tisse les langues (Stétié, Gürsel), ou déroute l’histoire. L’Italie, dans ce bouillon, et la Sicile en particulier, en sont le principal point d’accroche. Toute l’histoire de l’Italie s’est jouée dans son sud, et une partie de l’Europe aussi, dès le Moren Âge, les Arabes, les Normands de Hauteville ou les Staufen de Frédéric II, et les évènements de la dernière guerre n’échappent pas à cela.
Mais surtout, à la différence de Joyce ou Melville, à n’en pas douter résolument modernes, et inscrivant leurs œuvres remarquables dans le sillage de la modernité : romantisme pour Melville, symbolisme ou futurisme pour Joyce, Stefano d’Arrigo parvient à une dimension encore au-delà. En effet, la modernité, surtout lorsqu’elle se confond avec l’avant-garde, a tous les risques de tomber dans la démode et rares sont, finalement, les mouvements avant-gardistes qui parviennent à fonder une forme qui ne soit pas datée ou irréfragablement liée à une époque définie. C’est d’ailleurs toute l’histoire littéraire ou artistique de la modernité : une succession de mouvement ayant certes produit des chefs-d’œuvres, mais condamnés à la mise en question par le mouvement suivant.
Et finalement rares sont les impétrants avant-gardistes qui réussissent, par leur travail sur la forme, à proposer une œuvre qui parvienne à dépasser les temps et les modes, c’est-à-dire à concerner le maximum de public ; dit autrement encore : à faire coïncider propos artistique et forme singulière de la meilleure manière.
Les auteurs qui en appellent à la tradition, non sans une consciente critique du monde, c’est-à-dire sans non plus céder à la réaction, ne sont pas si courant dans le XXe siècle, surtout avec cette amplitude littéraire là : contre Joyce, Pessoa ou Kafka ; contre les Surréalistes, Borges ou Faulkner. Malgré un certain anonymat, d’Arrigo est assurément de cette trempe-là.
Les personnages, ou le récit d’écoute
Mais Horcynus orca est également un roman, un grand roman, qui porte un récit et des personnages. Ceux-ci sont nombreux, et portent chacun une part de la parole. Les personnages sont des accrocs, des virgules dans le tissu narratif, mais interviennent très souvent comme intercesseurs (comme des accompagnateurs au développement du récit, typique du genre). Chacun à sa manière, ils autorisent le développement d’une dimension nouvelle du récit, allant chercher par la parole (le chant de l’incantation) des univers subséquents, tout comme dans la mer se frottent et se débattent les masses d’eau plus chaude ou d’eau plus froide. Le récit dure quatre jour (en temps narratif) et ne parle que du retour de ‘Ndrja à son pays natal, puis son destin tragique dans la situation nouvelle (le monde nouveau) où il débarque, marin sans embarcation, mais ces personnages parviennent à monter en neige une myriades de récits (les courants et sous-courants des premières pages), et touchent à toutes les dimensions de l’humain, depuis les salades organiques, la croix de l’honneur, le sang de la guerre, la nourriture, le monde de la pêche, l’amour (filial, nuptial), la sexualité (le désir érotique, l’identité corporelle, l’homosexualité, la transsexualité), les dieux, les hommes et les bêtes, etc., et l’évidence du destin, le chant de la vieillesse et de la mort.
Les féminotes, Mimi Nastasi, Ferdinando Curro’, des personnages éclatants
Les féminotes, Mimi Nastasi, et la « chiourme », représentent, chacun à sa manière, des personnages du temps passé bombardés dans une situation intenable et, à cet effet, contraints à une adaptation violente, difficile, parfois contradictoire : comment faire tenir la mémoire anhistorique dans le monde de l’histoire impériale (l’histoire qui devient l’unique machine à enregistrer les évènements, privés de sort ou de mythe) ?
Les féminotes sont des femmes réduites au célibat du fait de la guerre et qui commercent illégalement le sel sur des ferry-boats (ferriboîtes) spectraux (et même hantés).
Mimi Nastasi est un paralytique, un ancien du village qui soutient la thèse que féminotes et fères ont la même origine, à savoir : les sirènes.
Enfin Ferdinando Curro’, qui est présent tout au long du roman, incarne l’âme de la communauté passée : avec trois de ses classards, il a disparu en mer lors d’une pêche épique (leur harpon fiché dans la bête les a traînés jusqu’à Malte, voisine de la Sicile).
Le pêcheur à cheval, le soldat de toutes les armées, la mère et la sœur de Sasà Liconti, des personnages éclatés
Eux aussi sont des figures inoubliables, mais qui ne semblent pas avoir réussi à passer le cap de la modernité, c’est-à-dire pour nous ici, n’ont pas réussi à transpercer la page d’écriture.
Le pêcheur à cheval est un malin qui récupère les restes des carcasses échoués des différentes créatures marines et en particulier des fères, les fixe sur les flancs de son cheval et, à force de poignée de sel, parvient à les vendre, itinérant, pour du thon.
Le soldat de toutes les armées et une espèce de vieux fou qui a récupéré, lui aussi, des restes sur des cadavres : mais ce sont les différents insignes et vêtements militaires, sur des soldats morts de toutes les nationalités : italiens, allemands, anglais, américains. Lui aussi, arlequin militaire, quelque chose de la désespérance il dit. Soldat inconnu moderne, renversé, arlequiné en somme, il représente le conflit absurde qui échappe à la raison des communautés locales : ce conflit n’a pas de rapport avec les peuples qui pourtant servent à sa bonne réalisation.
La mère et la sœur de Sasà Liconti sont deux femmes elles aussi désespérées qui ont perdu contact avec leur fils et frère, probablement disparu à la guerre, et qui ne parviennent absolument pas à se faire à l’idée.
Cicina Circè et Luigi Orioles, sentinelles de la corruption
Deux personnages sont à la fois plus emblématiques et contrastés (pour ne pas dire contradictoires) : Ciccina Circè, la fée qui commande aux fères, directement issue d’Homère, qui permet à ‘Ndrja de traverser le détroit, et se dédommage par un acte d’amour sous les Trois Palmes à deux pas de Charybde ; et surtout Luigi Oriolès, la tête pensante de la communauté, le chef légitime, qui va négocier avec le Maltais suite au long monologue (d’une centaine de pages) sur la situation.
Maintenant oui, maintenant oui, que nous sommes revenus aux temps anciens », allait disant Luigi Orioles, et les pellisquadres savaient que les temps enciens n’étaient pas seulement les temps passés, mais aussi les temps futur.
C’est lui qui dit, à la fin du roman :
[Nous pêcheurs] sommes gens qui luttons tout la vie contre l’ennemi le plus barbare qui soit, la mer, […], gens, en fin de compte, qui gagnons notre pain en suant du sang, sans jamais faire la charité, laisse-moi te dire, qui vivons vivons et mourons en dignité, sans devoir baisser les yeux en face de quiconque.
Le Maltais, perfide agent de l’Amgot
Mais toute bonne tragédie a ses méchants, qu’il est souvent commode de faire remonter aux dieux. Dans le premier tableau du père de ‘Ndrja (voir infra), les habitants se réfugient sur l’Antinammare pour se protéger des bombardements et du soleil. L’image n’est-elle pas assez évidente ?
Selon Orioles, à qui les pêcheurs devraient-ils bien pouvoir se soumettre ? Après le fascisme, après le nazisme, voici les anglo-américains et leur Amgot9.
L’Amgot, auquel s’est virulemment opposé le général de Gaulle pour la France (il appelle « fausse monnaie » les « billets drapeau », mis en circulation en Normandie après le débarquement), représente justement ce passage subtil entre souveraineté et suzeraineté, au prétexte de la guerre, i.e. d’un « saut qualitatif forcé », et c’est cela que lamente Orioles, et c’est cela la cause de la mort brutale et ironique du héros. Le premier, au lieu de retrouver une Pénélode travestie (ou trahie) dans le prétendant Maltais, sera donc finalement bien le dernier.
Cambrìa père et fils, l’orque et les fères ou l’agonie du mythe, la passion narrative (les 1001 nuits)
Enfin en effet, ‘Ndrja Cambrìa : le prénom évoque-t-il André, pêcheur et patron des pêcheurs, le Protoklite ou premier appelé par le Seigneur, et celui qui mène Simon (Pierre) à Jésus ? Le nom évoque-t-il la période géologique bien connue de l’explosion des formes de vie dans l’océan ? Peu importe la symbologie, ce ne sont finalement que des outils littéraires.
Le nostos caractérise la première partie permet ainsi à ‘Ndrja de recueillir la parole de ceux qu’il croise dans son retour, à pied, à travers la Calabre et le détroit de Messine ; fils de pêcheur, et de cette communauté mise à genoux par la guerre et la famine qui s’ensuit, il passe d’abord de portrait en portrait, portraits de personnages aussi singuliers que poignants (première partie), puis il y a le portrait du père Caitanello, récent veuf à deux doigts de l’effritement mental (deuxième partie), puis l’arrivée, la description et les agissements de l’orque dans le détroit des deux mers, jusqu’à son agonie, et enfin l’irruption du Maltais, petite frappe à la solde des Anglo-américains, qui enrôle Cambrìa dans une régate en échange de la survie de ses frères pêcheurs (par le « don » de l’orcarcasse). Toute la fin est marquée depuis le monologue sur le promontoire par une forte intensité du désir du Maltais envers ‘Ndrja, lequel par ailleurs se porte non sans peine au-devant de son propre sacrifice en faveur de la communauté.
C’est la corruption, déjà lisible dans la démence du père, qu’à son retour ‘Ndrja surprend dans un dialogue fictif avec sa femme bien aimée, le magnifique théâtre entre le Granvizir et l’Acitana.
L’intertextualité comme remède au destin
L’intertextualité est poussée dans ce roman dans toutes ses dimensions jusqu’à l’extrême. Le lien avec la mythologie, avec les œuvres, modernes, le tressage des langues, les références plus ou moins masquées, forment une langue totale, ce que Marco Trainito appelle une hyperlangue, un hyperrécit.
C’est aussi au niveau de l’œuvre même darrigienne, depuis le Code sicilien, en passant par les Fatti della fera que sa puissance se révèle.
Un épisode est particulièrement révélateur, et découle littéralement des 1001 nuits, du récit milléunien ou shéhérazadien, incarnation typique du récit enchâssant (Décaméron, Manuscrit trouvé à Saragosse). Tout le roman de l’orque opère sur ce modèle, mais il est un passage particulièrement intéressant, celui qui suit la reconnaissance de ‘Ndrja par son père (le nœud du nostos).
Caitanello débute ainsi un nouveau récit, récit qui est déjà présent dans la première version du roman, I fatti della fera, récit qui dans le livre s’étend sur une centaine de page, et qui consiste en une série de tableaux, imaginés par son père, retraçant allégoriquement le destin des pêcheurs, espèce de livre dans le livre, emblème abyme.
Deux petites paroles, deux petits paroles, sur un sujet personnel, intime, et il y mit le ciel, la terre et la mer, les humains et les animaux, deux petites paroles, et on commença rien moins que par un soleil, un soleil d’août qui brûlait dans un ciel très bas et lourd, au-dessus du détroit.
Deux petites paroles, et il raconta l’archalamèque, les mille et une nuits.
S’ensuivent alors neuf tableaux qu’on peut résumer rapidement :
• le soleil du 17 août : les habitants (cariddoti) se réfugient sur l’Antinnammare pour lui échapper, ainsi qu’aux bombardements ;
•la guerre et le soleil considérés amants, la guerre étant une vieille et laide prostituée aimée du soleil ;
• teichoscopie où l’on voit passer des groupes nombreux de nombreux dauphins d’autres régions (histoire de Pelorus Jack)
• sirocco fort qui provoque une mer d’espadons, et conséquent massacre par les fères
• toute la famille Castorina, parents et trois enfants, décimés par une bombe, les fères jouissant du paysage depuis la mer
• les fères occupent encore plus d’espace maritime car on raconte l’histoire de la mort de Ferdinando Currò, dit Noé, misérable et indigne à leurs yeux, dans son suicide avec ses trois camarades nonnagénaires
• tableau sur la famine à visage de fère (famera, ferame), avec trois sous-sections : le suicide des quatre nonagénaires causé par l’horrible Ferame ; apparition de deux marchands de poisson venus des enfers venus réclamer en vain l’espadon, mais qui mangent pourtant la viande (maudite) de fère ; les mèresdefamille sont les premières à s’abaisser à manger de la fère.
• vision catastrophique, triomphe de la Ferame : six marins assassinés assis à une table apprêtée comme pour un banquet ; la tête de dauphin trônant sur la table (ici ‘Ndrja somnole, en dormiveille dans le chant du père, qui lui donne à sentir et manger de la cervelle de fère cuite dans le vinaigre ; l’œil mort de Paolo Castorina
• long chant mêlant la tentative téméraire de Caitanello de sortir dans cette mer roncevalliène (par référence d’Agramant, chef sarrasin du Roland furieux), ses exploits en mer, la colère au retour contre ses camarades ingrats, le traitement de la charogne de fère, la paix avec les pellisquadres, la fin du chant du père
On voit dans cette série de tableaux une imitation (sans vouloir insister) du Chemin de croix, abrégé, abîmé, qui scande le roman10.
Eh bien on retrouve cette faculté de la mise en abyme dans tout le roman, avec de multiples allusions et références qui sont la transposition au niveau narratif de l’inventivité lexicale et syntaxique ; tout ceci formant un multivers narratif complexe et gargantuesque n’est rien d’autre que le langage de l’eau, dont le grand roman se fait le porte-parole, culminant dans cette étrange et envoûtant chant des abysses.
Nous lecteurs francophones ou francophiles qui lirons pour la première fois Horcynus orca en français, nous qui sommes chanceux et heureux de cela, nous savons aussi, depuis 1943, et précisément aujourd’hui même, ce que signifie la vitalité et la souveraineté des territoires, et quelle est le prix à payer dans leur libération forcenée. Nous, aujourd’hui, lecteur ébahis et ravis par la langue de d’Arrigo, nous sommes également conscients du risque de la suzeraineté indéfectible, injuste et meurtrière. Là où s’effiloche la communauté sociale et politique.
C’est bien triste à dire, et c’est malheureux de saisir, avec l’effroi du recul, la stupefaction du moment, la finesse et la lucidité de d’Arrigo… mais il semble bien qu’il avait vu juste, et le meurtre de ‘Ndrja par le hasard, la bêtise faite sentinelle lors de l’entraînement de la régate de son destin, fait de lui un chevalier tragique, pathétique, un Roland abîmé, et rend sa lice dérisoire, son idéal fané.
Mais après tout, ce qui est transpire de ce geste esthétique tragique — loin des jeux de mots et des gauloiseries, le texte (et c’est d’autant plus sensible au regard du Code sicilien qui le précède), c’est que tout ce qui intéresse d’Arrigo dans son geste : une forme nemesis.
- Cicirella : Chichirelle (faute de mieux : poussinette d’après Céline Leroy, pitchounette d’après Emanuela Schiano di Pepe, mais il existe une poutine en nissart), qui « comme on sait, est la nonat, la lactaison de l’anguille mystérieuse, à peine, quelques semaines à peine née, et si la nonat se prend à pleins doigts et telle qu’elle est, crue, bien crue ou arrosée de quelque goutte de citron, on la met en bouche et on l’avale, la poutine, si on ne l’avale pas, elle fond dans la bouche, la croquer serait un sacrilège. » ↩
- Apparaît une fois une seule le mot Orcynùs, mais plus de soixante fois l’adjectif néologisme orcinuso/a. ↩
- Antonio Moresco, Canti del caos, Mondadori, 2009, p. 9 ↩
- D’ailleurs il revendique ce vice ; dans son édition des Aventures d’un romancier atonal d’Alberto Laiseca, il dresse la liste des « chefs-d’œuvre illisibles de plus de 500 pages, à paraître chez Attila au cours des prochains siècles ». Parmi lesquels Los Sorias de Laiseca, justement, le livre de Moresco, le livre de d’Arrigo, et encore dix d’autres. ↩
- Antoine Volodine, Terminus radieux, Le Seuil, 2014, 611 pages. ↩
- Pierre Senges, Achab (séquelles), Verticales, 2015, plus de 625 pages. Leurs reconnaissances respectives (prix Médicis pour le premier, prix Wepler pour le second) démontre qu’on peut aussi attirer le lecteur dans ces œuvres riches et baroques. Bien sûr il se publie toujours de gros livres, chez Yann Moix, chez Laurent Binet, chez Aurélien Bellanger, chez plein d’auteurs qui nous paraissent — et leur livres — d’une autre trempe : non pas des livres épiques, des livres au souffle dense ou à la parole rare. Horcynus orca, au contraire, est un livre qui revendique cette ambition, un livre conscient de sa monstruosité. ↩
- Cet aspect est développé dans Lignes de crête (in La littérature inquiète III). ↩
- En 1975, avec « la disparition des lucioles » (Il vuoto del potere in Italia) pour ne citer qu’un texte célèbre, Pasolini enracinait la nécessité du rebond à un retour aux sources — on pourrait l’appeler le « réflexe de la truite » — tandis que de Seta avait, dans les années 50, filmé les derniers états de l’ancien monde sous la forme des bandits sardes ou des pêcheurs d’espadon du détroit… ↩
- Le plus simple est de citer extensivement Wikipédia : « C’est la Sicile qui est le premier territoire administré par l’AMGOT, le reste de l’Italie suit avec la progression des forces alliées.
En Italie, l’AMGOT dépend du quartier général des Armées alliées en Italie, à la tête desquelles se trouvait le général Harold Alexander, qui en sa qualité de chef suprême de l’armée était aussi gouverneur militaire des zones occupées. Immédiatement au-dessous de lui se trouve le major-général Francis Rodd, flanqué du Commodore Howard Hartwell James Benson et du colonel Charles Poletti, remplacé ensuite par le colonel Chapman.
Quand est signé le « Long Armistice » du 29 septembre 1943, l’AMGOT est chargée d’administrer tout le territoire italien aux mains des Alliés, sauf la Sardaigne et les provinces de Lecce, de Brindisi, de Bari et de Tarente, assignées par les Alliés le 19 septembre 1943 au Royaume du sud. Par la suite, avec la restitution des territoires au gouvernement italien, subordonné de toute façon à la surveillance de la Commission de contrôle Alliée (CCA), créée le 11 février 1944, sa compétence se limite à Naples, aux zones proches du front et à celles qui présentaient un intérêt militaire particulier.
Un des aspects les plus négatifs de l’administration alliée pour l’Italie fut l’émission massive de prétendues AM-Lires, qui provoquèrent une perte de valeur de la lire au profit du dollar et de la livre. Ce qui désormais s’appelle AMG continue alors d’exercer son autorité en Italie, formant maintenant un tout avec la CCA jusqu’au 31 décembre 1945. Un cas particulier est celui de la Zone A du futur Territoire libre de Trieste, ainsi dénommé à partir de 1947, où, après que le 9 juin 1945 les forces anglo-américaines se substituent aux Yougoslaves, est établi le 12 juin un gouvernement de l’AMG qui reste en place jusqu’au passage de la Zone à l’Italie le 26 octobre 1954. » ↩ - On pourrait d’ailleurs bien voir quatorze stations : les neuf tableaux, plus les trois sous-tableaux du septième, l’intermède narratif de ‘Ndrja somnolant, ce qui fait treize ; et qui sait, le roman comme quartozième (Jésus confié au sépulcre) ? ↩