Chapitre 13 Chapitre sans numéro
T. n’a plus de nouvelles de Carlos Futuna, et cela fait maintenant plus longtemps que le temps qu’il ne faut pour le penser (cela fait plus d’un chapitre, donc).
Elle rentre chez elle et consulte le répondeur, qui est vide. Elle rentre chez elle, qui est vide. Elle rentre chez elle, vide. Elle rentre vide.
Qu’il aie dérivé à son habitude de quartier en quartier, de ville en ville, de verre en verre ou de lit en lit, ce n’est pas cela qui la chiffonne, ce n’est vraiment pas le problème. Ce qui est étrange c’est
T. vide les calamars. Elle attrape la poche fuyante, argentée, puis détache le cartilage transparent. On dirait une œuvre d’art, que l’on dépèce. Parfois l’une des poches se crève, et ses doigts sont noirs d’encre brillante. L’odeur qui émane des entrailles porte en elle le fonds de toutes mers, le contenu de tous les boyaux, égouts, intestins, câbles et canalisations, remords, que la ville associe en un réseau de flux qu’on appelle une ville.
Au fond de ces calamars, dans ces entrailles âcres, repose l’amour de T., repose le sens de sa vie. Le silence organique des chairs. Le dépôt cristallin de l’eau. Le sédiment de la nuit.
T. pleure et ses larmes tombent lourdement dans les restes des mollusques. Une fois taillés, les tentacules et la poche ventrale, en petits tubes et anneaux de chair élastiques couleur de lait, c’est une autre forme qui se fait jour. La transfiguration, la transsubstantiation. L’animal sauvage est dépassé par son être culinaire par l’opération de T.
Ce genre de raisonnement serait totalement étranger à Carlos Futuna, mais T., elle, y est accoutumée. Son esprit file à la vitesse de la lumière dans des dimensions où la pensée est toute puissante. Elle maîtrise logique et raisonnement, et possède en outre une riche bibliothèque interne utile à la référence.
Alors qu’elle trempe les animaux dans l’eau bouillante où surnagent déjà oignons et carottes, elle pleure et écrit sur le tableau de son esprit une lettre à Carlos Futuna, lui priant désormais de quitter la ville. De ne plus chercher à la voir. De l’oublier.
Il n’y a pas de raison valable qui mérite d’être relatée afin d’expliquer cela. L’absence de Carlos Futuna ne joue en rien dans cette décision qui est désormais la sienne, et qui est désormais leur destin. Dans le dédale de son cerveau, cela lui apparaît non pas comme une évidence, mais à présent comme ce qui sera une mémoire. Elle quitte Carlos Futuna. Elle le sépare d’elle-même comme tout à l’heure elle séparait le cartilage et les viscères du calamar.
A présent, Carlos Futuna n’a plus qu’une obsession — il faudra qu’elle le devienne.
A présent Carlos Futuna doit quitter la ville.