Chapitre 8
Leika, ce qui frappe, ce sont les cernes qui barrent son visage, sans que pourtant ces barres n’entravent la belle harmonie de ses traits. Assurément pas faite pour ce boulot là, mais la vie est comme ça, ce que tu perds d’un côté tu ne le retrouves pas forcément de l’autre et puis qu’est-ce que tu veux faire, ça pourrait être entendu ça, au zinc du port qui malgré l’indigence des lieux permet connexion internet — et n’est pas encombré de touristes ou de familles, deux engeances honnies par le Futuna.
Dans le quotidien, et l’espèce de cocon de tissus et lumières adoucies par lesquels elle a tenté d’améliorer le squelette de bâtiment qui semble rongé par une maladie de peau infamante, mst de la brique ou mycose de ciment, Leika retire le visage durci par la rue, elle dépose la grimace qui pourtant doit rester souple pour attirer le client, et il semble qu’elle devienne une autre personne, d’une douceur infinie, et les tissus forment autour d’elle les décorations fictives d’une crèche, et elle ressemble à la Vierge Marie, un peu hagarde de ne plus retrouver la poupée qu’une main gigantesque vient déposer arbitrairement chaque jour de Noël, avant de finalement tout remballer dans des cartons sans âges et poussiéreux dans un recoin de cave, avec des boules brisées et la guirlande qui clignote à peine, une loupiote sur trois ou quatre, les prises qui ne sont plus adaptées, et le sapin décharné, toutes ses aiguilles à terre, jeté à même la rue, avec tous ses semblables pour l’occasion.
— Oui j’ai entendu cette histoire, c’est pas joli, mais c’est comme ça ici. Si tu commences à te rencarder sur tous les viols et les meurtres de la ville t’as pas fini !
— Je sais bien, mais là ça m’intéresse parce que je crois que la fille, je la connaissais.
— Une de tes fournisseuses (spacciatrice) de rêve ?
— Mmm… En fait il faudrait que je retrouve une amie, un parent à elle, qui me permettre de récupérer quelque chose que je lui avais donné… si c’est bien elle qui a été assassinée.
— Ça risque de pas être facile avec l’enquête, les flics et le reste. C’était quoi ?
— Un objet de valeur, que je ne peux pas laisser à n’importe qui.
— C’était quoi ?
— Non je te dirai pas.
— C’était quoi ?
— Tu sais où elle habitait ?
— Non, mais je connais un type qui connaissait son mec à elle. Il n’habite pas très loin ; il te plaira : c’est un armateur anglais, mais d’origine latino, je sais pas d’où. Il est sur les hauteurs, avec tes connards de notables. Vers le cours Florence je crois. C’est le gratin, hein. Je te préviens, ça pue. Ç’a été un client à moi, quand je faisais la pute de luxe.
— Merci Leika.
— Fais gaffe Charlie.
Une douche pour nettoyer un peu trop d’errance.
Des travaux, dans la rue, remuent la poussière de ciment, qui s’immisce dans tous les recoins de la maison et tous les pores et les plis de la peau. Ça durera pas longtemps avait dit le type qui tous les jours portait ses outils dans une brouette, puis cherchait de maison en maison une prise où brancher sa disqueuse. Finalement ça faisait près de quinze jours, ils tombent toujours sur des morceaux moins solides qu’il faut étayer ou sur une canalisation qui n’était pas ou mal relevée sur le plan. Un jour il y avait de l’eau partout, ça avait giclé comme un geyser et comme ça bloquait la circulation (déjà inique dans cette ruelle) le gyrophare et le jet, ça faisait beau et absurde, un son et lumière du pauvre, un peu, payé quand même par les impôts.
La cuisine était tellement couverte de fine poudre blanche que CF mangeait tous les jours dehors. Soit le poisson grillé de la rue couverte, soit la cuisine épicée des sudistes d’à côté. Pendant des années, il a mangé dans ce petit restaurant sans prétention, serré dans la rue, et pratiquement tous les soirs, il a bu un café dans un bar de la place adjacente, jusqu’à ce qu’il se rende compte un jour que c’était le même établissement, qui donnait sur deux rues différentes ; mais aller de l’une à l’autre était tellement long et tortueux qu’il n’avait jamais fait le rapprochement — les serveurs étaient différents, ou bien il ne les regardait pas.
Un plat de trenette suffira pour la journée, puisque c’est dimanche et que le reste sera consacré à la seule traduction. Il fait froid et humide, au bout de quelques jours, c’est une sensation qui est entré dans le corps, comme un os de seiche.
Du vin, pas de vin, on ne sait pas, du vin, allez, non, si, du vin. C’est vrai que devant ces assiettes pleines à ras bord et le parfum de pesto qui s’élève, on peine à trouver la vie ingrate. La liste des méthodes de suicide qu’il a établie (et dont il songe à faire un ouvrage) est certes longue, mais il ne lui viendrait pas à l’idée de se fourrer jusqu’à la mort de trenette au pesto. Parmi les méthodes listées, aucune ne fait référence à la nourriture ou au sexe. C’est ainsi. Ces deux domaines d’activités sont également ceux qui l’autorisent jusqu’à présent à ne pas mettre en pratique le suicide, du moins qui le détournent, toujours jusqu’à présent, de cette tâche qu’il s’est pourtant fixée, une nuit de glorieux désespoir, sur la plage de Sori, l’orage bardait au large et la mer remuait les gros galets qui caractérisent cette région, dans un vacarme assourdissant de violence minérale. « Je ne vaux pas plus que ces galets perdus au milieu des autres, et tous soumis à la force arbitraire des éléments. Ah, que sert-il de poursuivre ce désobligeant chemin ? »
La qualité de la prose n’équivalait pas la puissance du sentiment, mais les années n’ont pas arrangé le bonhomme. Passé de ville en ville et de femme en femme, chaque rupture, chaque voyage, était la causse d’un petit effondrement, une glissade presque imperceptible (la distance à peu près qui sépare le plancher de la dalle), mais aux répercutions dans l’âme de CF incommensurables. Des nuits passées en travers du lit, à ne fixer que la boule noire qui agitait sa poitrine ; des heures sur des bancs dans des parcs etiques, entre les petits vieux les petites vieilles et les merdes de leurs chiens jusqu’au moment où les écoles sortent, les enfants et leur parents, ce qui aggrave encore la stupeur inquiète.
Seuls la cuisine et l’acte d’amour — du moins se répétait-il, s’en convainquait-il — lui suffisaient pour tenir, mais encore fallait-il entretenir ce désir — et cela c’était la vie. C’est au moment précis où CF remettait une couche de parmesan sur le fond de l’assiette en torturant sa mémoire, que vint vers lui s’assoir Mafaldo Bonnafezzo, un habitué du lieu, et un autre philosophe du dimanche midi.
« Tu es revenu nous voir, vieille carne, et tu ne me fais pas signe ? Puissent ces pâtes t’étouffer, ingrat personnage.
— Très bien et toi ? Bien content de te voir. Je suis juste de passage une semaine ou deux, j’ai des comptes à régler.
— Encore tes femmes, coupa Bonafezzo, tu te mets toujours dans de ces pétrins.
— Oui, non, enfin. Et toi que deviens-tu ?
— Toujours plus jeune là dedans (il tapote son doigt sur la tempe), c’est ce qu’on doit appeler la sénilité.
— Je vois.
— Pas encore supprimé ?
— Je finis mes trenette.
— Meno male. Ce soir il y a une réunion du cercle, si tu veux passer, avec plaisir…
— Pourquoi pas ? Ça pourra motiver mon désir morbide. De vieux croûtons qui pensent changer le monde avec des tracts et des moustaches dégueulasses.
— Merci pour les moustaches.
— Pas de quoi.
— C’est à 18h30, en haut.
— Je ne te promets rien, mais pourquoi pas.
— Bon fin d’appétit, bon appétit de la fin.
— Altrettanto. »
Dans un cahier à présent chiffonné, sur les pages à présent les plus noircies de l’usure imposée par les doigts — les empreintes digitales fonctionnent comme de petite radulas sur le papier, mâchent inlassablement — Carlos Futuna, après sa nuit de Gênes à lui1, celle de Sori (on ne peut trouver mieux) avait écrit, puis réécrit (noirci, barré, repris) des notes, dites Notes de Sori.
Liste des méthodes de suicide
ainsi que leurs avantages et inconvénients respectifs
dans le but de se supprimer en toute connaissance de cause
par Carlos Futuna, traducteur de mélancolie
Plan
A. Prémisses utiles
1. Du suicide
2. De l’esthétique et de l’éthique du suicide
3. Des précautions préalables à tout passage à l’acte
4. De l’entourage du suicidé
B. Modes de suicide
1. L’accident automobile et autres collisions
2. Le saut et la défenestration
3. L’empoisonnement
4. L’intoxication aux gaz
5. L’électrocution
6. La noyade
7. La pendaison
8. La mutilation (poignets, carotide)
9. L’immolation
C. La gestion du post-mortem : testament, résidus et résiliences
- C’est Paul Valery :
Nuit effroyable. Passé assis sur mon lit. Orage partout. Ma chambre éblouissante par chaque éclair. Et tout mon sort se jouait dans ma tête. Je suis entre moi et moi.
Nuit infinie. CRITIQUE. Peut-être effet de cette tension de l’air et de l’esprit. Et ces crevaisons violentes redoublées du ciel, ces illuminations brusques saccadées entre les murs purs de chaux nue.
Je me sens AUTRE ce matin. Mais — se sentir Autre — cela ne peut durer — soit que l’on redevienne ; et que le premier l’emporte ; soit que le nouvel absorbe et annule le premier. ↩