Chapitre 6
Laitues et chondrilles avaient enfin fleuri, ce qui indiquait que l’été attaquait ses dernières manifestations ou brûlait ses derniers feux. Les petites fleurs jaune pâle et jaune d’or, nées du jour, venaient percer délicatement l’air épais, presque minéral, et procuraient une sensation (sensation erronée) de fraîcheur. Il y avait deux plants côte à côte, crûs là où croissent ces plantes, dans les lieux les moins adaptés à la croissance : entre le béton désactivé du trottoir et le parement de basalte de l’immeuble.
Il n’y avait qu’une solution possible, et ces fleurs le prouvaient — qu’elles étaient jolies les petites scaroles, avec leurs grandes mains épineuses comme des planches à découper ou comme des étendards, et ces minuscules boutons couleur de passé, couleur de photographie, puis enfin ces fleurs modestes, pâles, d’un jaune pâle comme un égarement dans l’été roide et franc — et cette solution était l’enlèvement.
— Qu’elles étaient mignonnes les fleurs éparpillées de chondrille, avec leurs touffes de fruits, sur leur réseau échevelé de tiges épaisses et bordéliques, une pelote rigide de végétal, comme des fils bien décidés à s’occuper de la ville.
Le kidnapping.
Spin habite un écart de la ville, en amont, dans des rues qui font comme un hameau, on est surpris du calme et de la petitesse du lieu. Une maison qu’il a refaite entièrement, encore largement en travaux. La mer est bannie ici.
Comme Carlos sonne, Barbara ouvre. Spin vit là avec Barbara, une femme d’une quarantaine d’années, joyeuse et gourmande, qui collectionne les hommes comme d’autres les eczémas, et qui donne toujours l’impression que tout va bien. Aucune ambiguïté entre Barbara et Spin, il lui avait dit tout de suite, « pour que la coloc marche il faut être très clair ».
Barbara est ce qu’on appellerait une femme pleine, riche de son passé, et de ses expériences, plus ou moins réussies, aux quatre coins du monde. Son visage porte les stigmates d’un temps révolu, mais ne saurait altérer le sourire éclatant qu’elle porte à toute heure, ils ne parvenaient pas à la défigurer. CF se demande s’il lui arrive de crier de colère, de pleurer de détresse, de révulser les yeux sous le coup de l’angoisse. Il se demande si elle peut s’effondrer. Il se demande quel absolu elle a bien pu trouver pour dégager autant d’harmonie, une harmonie certes un peu fêlée mais vive — tout le contraire de moi quoi.
Spin et Barbara vivent également dans une harmonie qui fait plaisir à voir (et tant pis si on reste dehors), toujours en train de se chercher et de se taquiner, comme frère et sœur, sans qu’on sache qui prend soin de l’autre. Spin avoue souvent que cette fille [l’]a sauvé ou que cette fille [l’]a fait drôlement avancer. Et on le croit volontiers.
— Tu voulais voir SirSiro ? (c’est l’une des rares personnes qui l’appelle de son vrai nom)
— Oui, mais je te vois toi… comment vas-tu ?
— Je sors, je te laisse seul, je n’ai pas trop le temps, je suis déjà en retard… Ça va ça va.
— Oh, tu veux dire que je n’aurais pas la joie de partager quelques instants avec la plus ébouriffante fille de l’arrière-ville ?
— Tu es gentil, et tu es cruel. Je suis déjà en retard, mais tu sais que je t’aime, Carlita.
— Mm, laisse-moi au moins t’embrasser…
— Ciao ciao, tu embrasseras la Meute infernale ! (autre surnom domestique de Spin)
Carlos reste seul, donc, et piétonne devant la grande grande bibliothèque. C’est parce qu’il avait eu le loisir de fouiller longuement la bibliothèque de Spin qu’ils étaient devenus amis. Spin, en outre, était passionné de textes rares. Carlos Futuna, en outre, en était avide.
Petite, mon père m’avait donné un petit carnet à spirales, qui était presque vierge. A mon souvenir, il n’avait gribouillé que quelques pages, avec des notes illisibles, quelques dessins, quelques listes. Si tu as quelques chose de plus grand que toi et que tu ne peux pas confier à quelqu’un, tu l’écriras là-dedans. Il m’avait donné aussi un petit jeu de cartes postales, reproductions d’œuvre qu’il avait accumulées dans les musées durant des années. Ce petit catalogue était un musée idéal. Chaque fois que je délivrais au carnet un secret trop lourd, j’écrivais à mon père sur l’une de ces cartes. Je ne lui envoyais pas, jamais.
Mon père est mort peu après — c’est là que je suis devenue insignifiante. Je n’ai plus rien caché dans le carnet et je n’ai plus écrit sur le revers des cartes.
Il y avait dans les cartes un beau crâne fumant, un van Gogh je crois, presque un dessin de bande-dessinée. C’est la seule image que je puisse associer au visage de mon père. Un mort, un mort qui fume.
Plus tard
La traduction ? Il ne parvenait pas à s’y remettre.
Il ouvre son cahier Clairefontaine® 14,8 x 21 petits carreaux, il regarde fixement la miniature punaisée au mur, peut-être un tableau de Delaunay, ou une fille qu’il a croisée sur Facebook, et dont il a pillé des photographies le compte, ou la mer, il regarde fixement peut-être légèrement derrière, ou légèrement en arrière de ses yeux, et il se perd dans cet horizon. Il se lève brusquement, il va se chercher un bocal qu’il remplit d’eau, il boit goulument.
Il revient vers sa table de travail.
Il se plante fermement devant elle. Il prends le Bic noir et il écrit.
Les jours de pluie, Carlos Futuna lutte très fort contre le sentiment de vanité et l’inutilité de tout cela : Nature, Amour, Traduction, Argent, et se demande s’il n’est pas plus constructif de se taillader les veines dans un bain bouillant, accompagnée d’une fille aux petits seins, une fille belle, intelligente et pleine d’esprit, une fille dont il n’est plus certain de savoir s’il la croisée effectivement ou s’il l’a inventée, une nuit rouge d’ivresse.
Plus tard
La traduction attendra, comme tout le reste. A présent il n’y a plus qu’une chose à faire. Se faire le spectateur de sa propre vie c’est échapper à toutes les souffrances de la vie.
Il fallait l’enlever. Il faut l’enlever, l’extraire de ce rêve où elle surnage avec volupté et difficulté.
Tu as failli te noyer à deux reprises, se disait-il, ce doit être la troisième fois. Tu sais comment faire. Oublie la ligne droite. Oblique.
Oblique. Fais de ton chemin le détour pour toi-même.
Il ouvre alors l’histoire médiocre de Suzan et Jerry, relit les douze premières pages, avance de quatre autres, jusqu’à la fin du chapitre, ouvre le fichier et se remet à la tâche.
La traduction monte. C’est un dodelinement, une danse. C’est un pont de singe. Sur un précipice. Avec des caïmans, affamés, au fond. On traverse dans le vide. mais on se tient à deux cordes. L’une, qui s’effiloche, l’autre tissée lentement. C’est Spider-Man passant d’un building à l’autre. Il faut du temps pour s’y mettre, mais une fois le vide sous les pieds, on ne peut plus (on ne doit pas s’arrêter). Le traducteur c’est l’homme araignée.
Le texte est une couverture, d’abord, qu’on soulève légèrement, on parvient à la saisir, on ne l’a pas encore transformée en bouillie. Peu à peu ce tissu est ingéré, mélangé à soir, déglutit.
Les écrivains n’ont pas beaucoup de mérite, car ils ne font pas cette opération arachnéenne. Tout au plus, ils se métamorphosent eux-mêmes, en garou hagard, et hantent nuitamment certaines impasses ou terrains vagues de villes sans effrayer personne — beaucoup plus intéressés par leur nouvelle forme que d’en faire une identité secrète, suspecte, vaguement effrayante. C’est comme s’ils léchaient des vitrines.
Les traducteurs, eux, ont d’autres préoccupations, celles de la marmite brûlante et épicée du texte. Les écrivains alignent des mots, nous les cuisinons — et pas toujours indemnes (en sortons). C’est de l’alchimie, oui, cette cuisine. Pas moyen d’être pervers, avec ça. Le texte t’impose le respect. C’est un corps à corps, une langue à langue. Pas le temps de t’abîmer dans la consolation de ta petite personne.
Susan avait contourné l’église (pour soulager sa vessie, honteuse et excitée à la fois). Aucune lumière alentour, pour révéler si le monde était mort ou pas encore né. Sa vessie, vidée, lui avait apport un confort inespéré. Elle avait résolu une douleur — comme si cette nuit-là elle s’était trouvée au centre d’un dispositif où les problèmes à résoudre n’étaient que des douleurs, physiques, matérielles, des choses concrètes de son propre corps. Elle avait déjà résolu une énigme. Une douleur en moins. Pisser la douleur, la douleur était sortie, l’urine en trop dans le corps qui fait mal.
Mais elle avait encore d’autres douleurs à résoudre dans son corps, et elle savait que l’une d’entre elles, en tout cas, était sans solution.
Voilà, traduire le premier bouquin qui passe sous la main, le déformer, le passer au crible, comme une bagnole au marbre. Et l’auteur là-dedans ? Qui est l’auteur, celui qui recopie le livre, ou celui qui le détourne ? Qui le copie en le détournant ? Qui écrit ? Qui écrit ?
Encore plus tard
Suzan, Jerry, Jerry aime Suzan, Suzan aime Jerry, traduire c’est graver au couteau sur un arbre
Parce que ce geste est le plus important, finalement, ce geste est un témoignage, subjectif (quoique peu respectueux des arbres), c’est un geste d’humain. Parce que, pour tout dire, qui se soucie réellement de l’histoire mièvre de Suzan et Jerry ? C’est où la littérature ? Dans ces histoires encore moins crédibles que dans la vie ? Ou dans la friction des textes qui cherchent ensemble à conquérir le feu ? Traduire c’est l’invention de l’étincelle, c’est l’énergie du frottement.
Le lendemain, sa décision était prise. Il enfila les habits de la veille, ne se rasa pas, ne se lava pas, ne prit pas de café café. Il monta dans la Chevrolet et prit la direction d’Asbury Park.