Chapitre 5, seconde version
Elle n’était pas en mesure de lui parler, et de lui dire les paroles qui émeuvent jusqu’aux larmes. Elle était faite de mots, pourtant, oui, mais de mots qui désignaient peu, ou ne désignaient rien. Ces flèches décochées dans le vide, ils les avaient pourtant bien reçues, il le jurerait. Mais lorsqu’il rentrait de nuit sur les routes et qu’il chantait pour elle des chansons dument choisies, il se surprenait à caresser le siège du passager, du passager absent. Pour qui chantait-il ?
Il avait érigé, petit à petit, une image idéale car — il faut l’avouer — plusieurs mois pouvaient s’écouler avant qu’il ne la voie. Elle était une figure puissante de mémoire, une mémoire très concrète, une mémoire très présente, mais une mémoire. Comme un fantôme. Ses traits d’ailleurs peu à peu s’effaçaient, ainsi que l’impose le fil des jours, et le résultat vide, cette mémoire envahissante, était une réponse à sa propre aversion du monde, au sentiment de vanité, à la mélancolie qui le saisissait, à la plongée du soir ou devant les tâches quotidiennes.
Il avait ainsi substitué au néant (ou à l’illusion) du réel, une mémoire de femme avec une place éminente. Elle n’existait que dans le souvenir devenu lointain et quelques phrases échangées de-ci de-là. Des choses informes.
En parcourant ces messages, qu’il connut bientôt par cœur, il ne parvenait plus à savoir qui lui avait écrit ; il n’y avait plus de preuve, dans son esprit, de la réalité de leur rencontre. En guise de preuve, il ne possédait rien d’autres que des mots : elle n’avait — contrairement à lui, jamais posté de (vraie) lettre. Les livres qu’elles lui avait offerts, elle n’avait rien inscrit dessus. Elle n’avait jamais oublié de vêtement chez lui, contrairement à ce qui se raconte. Il n’en avait jamais oublié chez elle, du reste.
Toute la création est fiction et illusion. La matière est une illusion pour la pensée ; la pensée est une illusion pour l’intuition ; l’intuition est une illusion pour l’idée pure ; l’idée pure est une illusion pour l’être. Dieu est le mensonge suprême.1
Ils s’étaient vu, dans la VH, oui, il le savait, on ne pouvait en douter. Mais il n’y avait pas de témoin. Toujours seuls, pratiquement toujours nuitamment, il réalisa qu’ils n’avaient jamais croisé personne d’autre dans la VH, qu’il ne l’avait jamais vue avec d’autres personnes, parents ou amis. Quelques commerçants peut-être — le plus souvent les serveurs anonymes de restaurants.
Dans ces conditions, ils ne faisaient rien ; mais ils ne voulaient rien faire, ils se laissent porter par leur hasard, le vent ou la mer, et l’infinie noria de leurs messages échangés. Il n’en éprouvait pas de douleur particulière, sinon que cette présence labile, flûtée, nourissait à grandes eaux sales sa mélancolie. Il subissait aussi de violents accès de dépit, allant jusqu’à penser qu’elle se jouait de lui.
D’elle, on ne sait rien. On ne sait pas ce qu’elle pensait ou ressentait. Il croyait qu’elle avait mené une partie de cette histoire, et avec brio, mais même cela, parfois, il ne parvenait pas à savoir si c’était fondé ou si ce n’était pas tout simplement le fruit de son interprétation, interprétation défaillante, comme on sait, à rechercher l’objectivité.
Essentiellement solitaire, aveugle, détaché des préoccupations communes de ses semblables, il n’avait pas de famille et n’en voulait pas, peu d’amis proches, aucun désir de maison.
Il se demandait parfois s’il n’avais pas monté ce canular de toutes pièces, au travers d’un délire dû à une surcharge de travail, ses personnages faisant irruption dans sa propre vie.
Remonter la rue. Celle qui va de l’église à l’hôtel de ville, par en-dessous, par des lieux étroits et sordides. Ad augusta per angusta. Passer au milieu des putes qui à cette heure sont nombreuses dehors et tapent le carton aux carrefours. Jerry trouve l’occasion de saluer celle qui se fait appeler Leika, sans qu’on sache bien d’où lui vient ce surnom. C’est l’une de celles qu’il peut approcher sans rougir, c’est très frais dans sa tête, en octobre il y a cinq années, c’était la seule blanche, et ses yeux, Seigneur, ses yeux l’ont de suite emporté dans des romans affadis aux villas sur des collines, aux longues routes parcourues avec le Dodge, aux motels. Longtemps de ça. Utah.
— Salut petite chienne.
— Hey Sanders ! Où tu cours comme ça ?
— Affaires…
— Ou une femme, ne me dis pas le contraire. Tu n’as pas cinq minutes, bel œil ?
— Non. Et toi ?
— Comme ci comme ça ; on va pas en gagnant.
— Tu me raconteras ; je dois y aller.
— Fais gaffe à toi beau gosse.
— Salut Beauté.
— Connard.Jerry descend quatre à quatre les marches jusqu’au troisième sous-sol pour retrouver le Dodge.
Dans le couloir aux odeurs de gazole et de minéral, il ne sent pas vibrer son portable dont il avait coupé la sonnerie pour la conférence. Il perd ainsi l’appel de celle qui, pas plus tard qu’hier soir, était dans son lit. Elle aurait regretté d’être partie si vite, elle aurait expliqué pour la culotte, elle aurait expliqué pour Troy, elle aurait pleuré et elle aurait aussi fait son cinéma pour le revoir une dernière fois. Mais elle s’était aussi juré que, s’il ne répondait pas sur le champ — qu’il ait terminé ou non ses singeries à l’Institut — elle effacerait de la liste le numéro ; elle descendrait les marches de la villa ; elle monterait dans sa voiture et, ses valises bouclées, elle courrait à l’aéroport prendre le vol pour le New-Hampshire où elle se fondrait, telle une chose sans plus de volonté, dans la voie convoitée par ses parents et sa sœur, une vie saine, responsable et socialement équilibrée.
Si
toutefoisdu moins elle atteignait l’aéroport.Ce n’est qu’une fois chez lui, affalé dans le canapé un verre de bourbon dans la main et un cigare retrouvé par hasard dans une vieille veste abandonnée pour l’été, devant la fenêtre que surplombent les collines qui peu à peu s’allument, qu’il recevra le texto de la sœur de Suzan lui demandant de l’appeler urgemment.
Absurde, pourquoi ne m’appelle-t-elle pas directement ? surgit avant le premier
Que-se passe-t-ilC’est quoi ce bordel, putain ? attendu.
- Illusions ! Tout n’est qu’illusions ! Les mots, les corps et les amants ! Rien n’existe ! Rien ne sert à rien et rien n’existe ! ↩