Chapitre 4
Venu chercher un courrier à lui adressé (ou un colis, on ne sait pas), CF fait la queue à la poste centrale, celle qui, bien qu’ouverte de 7h à 20h sans discontinuer est également en permanence engorgée, au point qu’on se demande ce que les gens ont tant à envoyer comme nouvelles, s’ils passent tout leur temps dans les queues de la poste.
La queue dure au moins un jour entier, de l’aube au crépuscule ; le ticket qu’il a pris (C69) permet ce temps. Durant ce temps, il a le loisir d’observer les petites vieilles en robe à fleurs, le plus souvent avec un genre de chien tenu en laisse, les Émigrés, Chinois pour la plupart, des hommes entre deux âges sapés comme pour un enterrement. Pas de quoi sortir un carnet, de toute façon. Dans le quartier, il n’y a guère de touristes, comme dans le reste de la ville du reste.
Le tour arrive, de Carlos Futuna. Une lettre, une lettre idiote, un genre de recommandé. Envoyer un recommandé en poste restante, c’est un peu idiot, mais passons, pense-t-il.
Il attendra presque le jour entier pour ouvrir la lettre. Une lettre recommandée, malgré son petit nom, n’est jamais le gage de bonne nouvelle, elle est en tous les cas des emmerdements techniques ou autres venus gêner le farniente qui s’était peu à peu installé dans ses membres, et ce dans la ville humide.
Il descendra (après la Poste) vers la rue couverte du front de mer, celle où se mélangent les langues et les peaux, et où on trouve ces merveilleuses salades de poulpes au citron. Il s’assiéra en terrasse en observant non pas la mer, qui est peu visible ici, mais la foule compacte ou ponctuée qui passera. Il fumera une MS avec un café très serré et très amer comme on le boit ici. Et il fera son programme pour les jours à venir, sur le revers de la lettre demeurée intacte.
Il écrira des mots, en barrera certains. Il fera des colonnes et y déposera des listes, d’une écriture peu franche, fatiguée.
Ce courrier, il le sait, est en mesure de renverser radicalement non seulement l’issue du séjour, mais également une partie de sa vie. Tout est là, se dit-il, dans ce maigre pliage de papier de basse qualité. Une feuille à peine, une demi-feuille et dessus, les lignes écrites de la main de dieu lui-même. Les lignes du destin.
Il pense alors au dilemme du tramway de Philippa Foot, qu’il a amélioré. Tu conduis un tramway qui devient fou, peu avant une intersection. Sur la voie devant toi une seule personne âgée. Sur l’autre voie un groupe de quinze enfants. Si tu ne fais rien le tramway écrase le vieillard ou la vieillarde. Tu peux toutefois actionner l’aiguillage et par conséquent écraser les enfants.
Soit tu ne fais rien et la mort n’est qu’un accident ; soit tu agis et tues quinze personnes. Bien, jusqu’ici la plupart des gens choisiraient sans doute de sacrifier le vieillard ou la vieillarde. Mais l’esprit consciencieux peut aussi se poser la même alternative en inversant les cibles : si tu ne fais rien tu tues quinze personnes (enfants) ; si tu agis tu n’en tues qu’une, mais c’est bien toi le meurtrier (et meurtrier d’un vieillard ou d’une vieillarde).
Cette lettre cachetée posait le même problème — avec évidemment beaucoup moins de conséquences dramatiques. Ça me rappelle le livre de Mandiargues où le type reçoit, en vacance solitaire à Barcelone, une lettre de sa très ancienne nourrice lui annonçant la mort de sa femme.
Une question se poserait, qui serait de savoir jusqu’à quel point Barcelone est en Espagne.
Voilà qu’il retrouve ce livre dans la bibliothèque, un vieil nrf jauni, un livre qui m’avait tellement bouleversé. Et voilà les mots. Il lit.
« Elle a couru à la tour des vents. Elle a monté la spirale. Elle s’est jetée du haut. Elle a expiré tout de suite. »
C’est la lettre, ou plus exactement la fin de la lettre que Sigismond lit d’abord. C’est à la page trente-quatre du livre, qui en compte deux-cent quarante-neuf. Le reste du livre, les deux-cent quinze pages restantes : une bulle, un délai, à l’extérieur du monde réel, une dérive entre mémoire et désir et hors de toute contingence.
Comme l’esprit, livré à lui-même, divague. En croquant les rondelles de ce tentacule je songeais à la classification des cent trente milles espèces de mollusques, et à l’étrange présence des escargots aux côtés des pieuvres. Puis à ces mêmes pieuvres dans le port de Marseille évoquées par Guattari. Je dessinais des spirales sur ma « feuille de route », nonchalamment et inscrivais ton nom, T., au centre de chacune d’elles. L’initiale, la lettre, servait de mouvement de départ de ce geste, de cette maison, de cet animal. Tu es une pieuvre, voilà ce que je me disais. Puis je pensais à Žižek et me demandais s’il avait déjà vu Marseille, s’il y a avait vu les poulpes du port, s’il y avait dormi, s’il y avait croisé les putes. Puis je songeais à Nietzsche et tout de suite après, je pensais à Spin, qui devait attendre aussi une réponse de ma part et que j’avais pratiquement oublié, je n’avais pas envie de courir dans la ville avec cette chaleur, je n’ai pas envie d’enquêter, je n’ai pas envie d’écrire, je voudrais juste te voir, T., Toi.