Microfiction de la série Résidences
Tous les soirs, plusieurs fois dans la soirée, je vais fumer une cigarette dans la cage d’escalier de l’immeuble. Je ne supporte pas l’odeur de la cigarette dans mon appartement, qui est trop petit, treize mètres carrés. Je dois descendre sept marches et j’arrive au niveau d’une espèce d’entresol qui pourrait servir de cage d’ascenseur ou même de toilettes, comme au niveau du premier étage, mais qui est libéré, une espèce de cagibi ou de niche simplement munie d’une ouverture sur la cour. Aux étages inférieurs, il y a, dans l’ordre : une poussette, deux colis à « ne pas toucher » et une poussette, un écran large plat coins carrés et trois classeurs de paperasse, rien, et des toilettes ; ici, au dernier étage de mon immeuble, au sixième, il n’y a rien non plus.
Ici les fenêtres ont été refaites récemment, et sont en pévécé blanc ; on peut les ouvrir aisément : c’est là que je viens fumer, deux à trois fois par soir, guère plus (je ne fume pas en journée).
Mon appartement donne sur la rue, une seule fenêtre pour tout cet espace ! Mais la fenêtre de l’entresol donne sur la cour intérieure, qui sépare mon immeuble de l’immeuble de fond de cour, qui est plus bas de deux étages. C’est presque une maison longère, coincée au-milieu de tous ces immeubles. Mais je ne peux rien voir d’où je regarde, sans devoir me pencher dangereusement au-dehors ; je me contente du beau toit de zinc, surmonté de beaux mitrons de terre cuite ; un fil de téléphone ou un câble de télévision serpente béatement sur le zinc. A gauche, la vue est bouchée par un haut édifice qu’on ne voit que de biais mais, du même complexe des années quatre-vingt, après ce qui doit être un parking ou une autre cour, grande cette fois, et qui se poursuit sur la droite (mais mon immeuble fait un L et empêche d’en mesurer l’étendue) et qu’on devine plus qu’on ne la voit (de sorte qu’il s’agit plus que tout autre d’un vide) ; là croît un arbre sans nom dont on ne perçoit que la canopée et, derrière lui, prend tout le champ un autre vaste édifice, un immeuble récent, l’objet de toutes mes attentions.
Il doit mesurer huit étages, mais je n’en vois que six, les deux plus bas me restant aveugles. Chaque étage est divisé en six appartements tous de la même taille, du moins vois-je six grandes baies vitrées donnant vers la cour à l’arbre, et donc vers moi, munie d’une porte et d’une petite avancée couverte qu’on ne peut exactement qualifier de balcon. Il me semble bien que tous sont indépendants, mais je ne saurais le jurer. Ce sont donc trente-six vues identiques que je vois et, le soir, lorsqu’elles s’illuminent, si les rideaux roulants de plastique ne sont pas baissés, je peux à loisir observer tout ce que font leurs résidents.
C’est mon occupation favorite, et elle m’est tellement devenue familière qu’elle en est maladive. J’ai appris à connaître les occupants des petites boîtes superposées ; je sais où est qui et, à force d’observation, j’en déduis des séquences de vie, des évènements, et presque les intentions de chacun, comme des prénoms ou des occupations, et les relations entre eux…
Je les connais tous. Je connais toutes les fenêtres, tous les appartements, et tous les occupants. A défaut de deux fenêtres de l’étage le plus bas en première et en troisième position (en partant de la gauche), de deux fenêtres les plus à droite du dernier, et de celle à l’étage d’en dessous à la deuxième, qui ne sont jamais ouvertes, ou du moins que je n’ai jamais vues ouvertes (mais en l’espèce, n’est-ce pas que cela revient au même ?) je crois que je suis parvenu à accumuler des renseignements sur tous les autres éléments : fenêtres, appartements, occupants.
Certains bien sûr me sont plus mystérieux, les rideaux roulants ne s’ouvrent que rarement et jamais en plein, alors je vois une taille, simplement, se balancer dans la fente ainsi formée entre le bas du rideau et la rambarde de fer qui protège de la chute. Deux me sont restés totalement hermétiques jusqu’à aujourd’hui. Certaines ont des rideaux ou des voiles ou des tentures, c’est embêtant, mais connaître une vie à travers des rideaux ou les histoires qu’on se raconte, je ne sais plus bien faire la différence de toute façon.
En revanche une grand nombre de fenêtres me sont extrêmement limpides, comme si moi-même je parcourrais ces médiocres mètres carrés, cette retraite vespérale. Comme si c’était moi que je regardais. Et je regardais.
Entre chaque mégot, pratiquement, j’oubliais tout : je ne pensais jamais à la façade, mais à peine je me mettais moi-même à la fenêtre et tout recommençait.
Pratiquement, chaque fois que j’ouvrais la fenêtre de mon réduit et allumais ma clope (c’était souvent en fin de journée, et donc plutôt de nuit), je retrouvais la façade. C’était la sensation d’une amitié, comment dire. A la quatrième rangée en dernière position, en 4F disons, pelotonnée contre le mur de droite en hiver, assise contre le mur de gauche en été, il y avait toujours cette fille blonde. Comme dans la chanson, il y avait ce point rouge dans la nuit.
Une bonne moitié était des fumeurs et pratiquement tous les fumeurs fumaient à la fenêtre, pas dans l’appartement – comme moi ! Tout en haut à gauche aussi (1A peut-être ?), à l’angle supérieur de l’immeuble, il y avait cette autre fille, que je voyais toujours en nuisette. C’est-à-dire que le voyais le plus souvent au moment où elle allait au lit. Ce n’était pas un lit, le sien, d’ailleurs, mais un de ces ridicules hamacs autosuspendus.
En 2A un homme seul, toujours seul, qui fumait, toujours en caleçon, à peine entré. A peine rentré chez lui, il se déshabillait, enfin se mettait en caleçon, et fumait. Puis il éteignait tout et disparaissait dans l’obscurité.
En 3C, il y avait ce couple : à chaque fois qu’ils étaient seuls (divisés donc) ils restaient assis devant ce qui semblait un écran, sur un bureau tourné vers la baie vitrée. Mais dès qu’ils étaient ensemble, il s’asseyaient devant deux grand calices de vin, sur une espèce de mange-debout situé derrière, dans ce qui semblait le coin cuisine.
En 3F, il y avait ce jeune homme qui recevait toujours des hommes différents, je peux le dire plus ou moins à la taille ou à la couleur de peau. Et dès que l’invité pénétrait dans la pièce, il baissait le rideau ; sinon il ne bougeait guère.
Juste en dessous, en 4F, il y avait cette jeune fille qui passait sa vie dans un grand divan devant la télévision. Lorsqu’il faisait tout à fait sombre, on ne voyait que l’aura bleutée de l’écran qui emplissait la pièce, comme un être.
A sa gauche, un couple de jeunes filles, je ne pense pas qu’elles étaient amantes, mais plutôt étudiantes, car très régulièrement, et spécialement le jeudi et le samedi, elles recevaient plein de jeunes de leur âge. Je ne pouvais entendre ni musique ni éclat de voix, mais je les voyais rire et danser – et manger bien sûr.
Je notais qu’il n’y avait aucun vieillard et, du moins à première vue (mais en l’espèce, n’est-ce pas que cela revient au même ?), tous ces gens étaient blancs. C’était donc cela ?
Je voyais les livreurs harnachés délivrer tous les habitants à tour de rôle, comme des cobayes qu’on vient nourir (ça aussi plutôt régulièrement), presque vingt fois par soirée…
Je voyais aussi les scènes de colère, parfois, entre deux jeunes personnes trop précoces dans la vie. Et je voyais aussi les séductions, les énervements, les cadeaux offerts, les coups portés, les ébats amoureux.
Souvent c’était cru. Rapide et cru. C’était souvent très rapide, et souvent très cru. Des chemises arrachées, des jupes déchirées, des sous-vêtements éventrés. Des gestes brusques, des angles osseux, des chocs peau contre peau. Des faciès désolés, des grimaces de jouir.
Mais rarement de longues caresses (seule Margot, en 4F, prenait le temps de rouler ses cigarettes, de mélanger sa salade, de poser de longues phrases rêveuses sur de longues plages de papier)…
C’était donc cela qu’ils voulaient me montrer, tous ? C’était cela qu’ils rendaient visible, cela qu’il donnaient de leur intérieur ? Mais alors que pouvaient-ils bien dissimuler encore, sous les voiles de leur pudeur ?
je les voyais faire, puis je les suivais, dans les draps de leurs lits, dans leurs toilettes, et derrière leur porte d’entrée…
Un jour j’avais même imaginé trouver l’entrée de l’immeuble et venir frapper à celles de ceux qui étaient devenus mes amis. Margot en 4F mais aussi Raphaël en 2A, et puis Céline et Jérémie, en 3C, et pourquoi pas saluer Philippe en 3F ?
Mais je me résignais. D’ailleurs, à peine quitté mon poste d’observation, tout l’immeuble, ses meubles et ses occupants s’évanouissaient dans le néant, ils n’existaient plus – alors qu’ils avaient été tellement importants, qu’ils étaient tellement incarnés entre mes doigts, entre les doigts de mes yeux. Alors qu’ils étaient mes amis, ils étaient devenus ma famille ! Comment pouvais-je les abandonner à leur sort ?
Les pauvres, mes pauvres enfants, comment avais-je pu les abandonner à leur sort ?