Microfiction (cérofiction) de la série Résidences
A Lagrasse, la voiture m’avait lâché. En plus de quoi il faisait chaud, j’étais pressé et fatigué. Avant de pénétrer dans le massif où je devais aller travailler, cartographier des végétations sur une montagne à Tuchan, je me suis arrêté pour trouver une carte au 25000e comme je fais toujours. J’ai oublié de serrer le frein à main et quand je suis sorti du tabac, la voiture n’était plus là, avait tranquillement roulé quelques mètres avant de s’embringuer dans les buissons qui ceignent la cour de l’école, non sans descendre une ou deux marches de l’estrade que faisait la placette. Elle était coincée, un phare avait cédé et une grosse branche avait bien cabossé le capot. Les roues avant étaient dans le vide.
C’est ainsi que j’ai eu les premiers échanges avec les habitants. La langue est lourde et roule en bouche. Il faudrait chercher le maire, il faudrait chercher le 4×4, il faudrait appeler le journal. Finalement, c’est le 4×4 de la mairie qui est utilisé, mais malgré sa taille monstrueuse et le beauté de son treuil et de sa poulie, il reste impuissant à tirer mon véhicule. Une idée soudain : un chantier voisin, on peut aller chercher le bobcat, cette minuscule minipelle qui sert à pousser ou porter les matériaux. Le bobcat arrive, il est cinq ou six fois plus petit que le 4×4 de la mairie. Miracle, le véhicule bouge, il saute une marche puis une autre marche, enfin le voilà sur roue. J’ausculte les dégâts ; ils ne me semblent pas trop importants, je décide de prendre la route. C’est que je dois faire ce boulot, et que je n’ai qu’un jour dans la région, dès demain, je dois filer ailleurs.
Quelle beauté ce pays ! Je longe des côtes pleines de fleurs et de cailloux, il y a toutes ces falaises, ces chaos rocheux, et toutes les taches de couleur des végétaux. C’est la garrigue, la pure garrigue, et je vais devoir bientôt monter, jusqu’ici le véhicule tient le choc, ne présente pas d’anomalie.
A Villerouge-Terménès, personne, mais le nom me ravit pour un long moment. Je peine à trouver non pas Tuchan, mais la route qui me conduit ou devrait me conduire sur la montagne de Tauch. A Tuchan rien ni personne, seul le zouave, peint de frais en bleu blanc et rouge. Je ne trouve pas de bar ou de tabac ouvert. Parfois une vieille dans une robe-tablier qui a tôt fait de rabattre le volet ou de changer de direction. Les rares pépés m’ignorent.
Cependant je crois fermement que Tauch Tuchan c’est la même chose, et finalement je grimpe. Entre-temps le temps s’est gâté. A Lagrasse, il y avait des nuages, à Tuchan il pleuvait, sommairement. Ce que j’ai vu dans l’ascension, c’est que la nièbe, la brume épaisse, était tombée. Ce que j’ai vu surtout c’est pas de route. Dans les lacets, car il y avait des lacets, et pas qu’un peu, je ne voyais rien à dix mètres. Je voyais du blanc à mes côtés, la roche à nu, et des tiges, des baguettes, des mouchoirs, en somme des végétaux au pied d’elle. Des arbres peut-être (je ne voyais que la base des troncs : orange pour pin, noir pour yeuse), ce qu’il en ressemblait du moins. Comment faire ?
Plus je montais, et je montais, d’après la carte je passais de deux-cents mètres à plus de mille en deux kilomètres, et puis la nièbe était impénétrable. J’avais deux peurs : que le moteur lâche, qu’une bête émerge de la brume. Mais rien de tout cela, et après de longues ou de lentes minutes, j’arrivai à une espèce de replat qui indiquait peut-être le sommet.
Là encore, à part les volutes épaisses, la surprise : le plat. Mais le plat sans horizon, ce qui m’a désorienté pas mal. A droite d’abord, vers la tour. La Tour des Géographes, ça ne s’invente pas. Je devais aller là, et, de là, marcher jusqu’à l’exact opposé. Et revenir. Boulot de merde. Contrôle des éoliennes.
Les éoliennes ? Je n’en voyais aucune, sauf à me coller le nez dessus. Boulot de merde.
Autre étrangeté, pour moi qui venait d’atterrir dans le coin, cette nièbe était… humide. Je veux dire, on le sait que la brume et les nuages sont de l’eau, mais là, dans le cœur du truc, après cinquante mètres j’étais trempé, comme si j’avais dû sortir sous une averse. Généralement les gens ne sortent pas sous les averses. Ils attendent. Moi je me suis dépêché de faire ce que j’avais à faire. Et je me suis retrouvé trempé, le truc collait sur le dos, les écrans, les vus-mètres des appareils étaient plein de buée, comme des larmes coulaient de la tempe à la joue. La poisse. Et à part ça je ne voyais rien du paysage qui, par ailleurs était invisible. Je ne savais pas où j’étais, je marchais de toute façon au GPS et je gardais la piste centrale à l’œil.
J’avançais dans la nièbe. Ce n’est pas qu’il faisait froid, on était début juin, il y avait une température plutôt honnête, du moins dans des conditions normales, mais l’humidité, effectivement, pesait.
De minuscules fleurs jaunes, des arbustes, je les piétinais. Comme une espèce de rambarde (celle du plateau?) il y avait des buis, des petits buis partout, et ils commençaient à venir jouer aussi au milieu. Le truc sur lequel j’étais se rétrécissait, c’était bizarre, comme un chien à aiguiser, je sais pas, ceux qui font losange.
Au bout d’un moment, ou plutôt par moments (d’assez longs moments), les buis venaient par vague occuper tout le champ de vision. Comme pour la température, ce n’était pas leur médiocre taille qui impressionnait, au mieux ils arrivaient à la taille, et bien souvent ils étaient plus petits (c’était d’ailleurs émouvant cette forêt de buis bonzaï), mais c’était leur nombre, un impressionnant tapis de buis à ras de genou, et d’ailleurs ce n’était pas leur nombre qui gênait le plus (ça n’était pas très rassurant, tout de même), mais c’était qu’ils étaient intriqués, les petits troncs, les petites racines, excités par les petites feuilles piquantes et dures, je progressais vraiment avec difficulté et, pour tout dire, je n’avançais pas.
Finalement, après plusieurs heures (mais j’étais contraint de terminer ce jour là, et l’accident du matin m’avait fait perdre déjà beaucoup de précieuses heures) il ne me restait qu’un pal, j’étais toujours trempé, mais j’étais heureux de voir le bout du tunnel.
Tunnel ?
Comme je me dirigeais vers le dernier cercle libéré des arbustes, empalé en son centre, alors la brume se levait, c’était comme des rideaux de pluie qu’on enlevait un par un, une espèce de vent tramontanne leur soufflait dessus et bientôt la lumière redonnait vie aux choses, et bientôt après, toutes les couches cotonneuses s’effilochaient et les fumées se délitaient.
Quand j’eus complété tout mon protocole, je descendis du mât et quand je levai finalement les yeux au ciel, il n’y avait plus de brume dans toutes les vallées autour. Le ciel était gris, le soleil arriverait, mais sans moi, tandis que je réalisais que j’étais perché sur la proue d’un navire de calcaire perché très haut das le ciel, et je fus grisé. Naturellement, durablement grisé.
Les santolines.
Cette position et cette vision m’ont tellement réconforté que je m’arrêtai un long moment à contempler le ballet fuligineux des guenilles et torchons des vapeurs. Je fumai une cigarette. Puis je retrouvai la voiture et décidai de manger, peu importe l’heure qu’il était.
Enfin, rassasié, je pris place et décidai qu’il fallait rouler. C’était le moment. Je serais volontiers à cet endroit des jours durant, mais je devais vraiment (et rapidement) rejoindre d’autres lieux, avant la nuit si possible, le moins en elle, plus certainement. Je tournai la clef plein de volonté, mais rien ne se produisit. La voiture ne donnait plus signe de vie.