Et alors, qu’est-ce que tu regardes ? Et dans la phrase, c’était l’incongruité qui frappait le plus, et qui résonnait aussi le plus.
— Je regarde la mer.
— C’est beau la mer.
Ou :
— Je regarde la mer.
— Ou la mer nous regarde.
Ou :
— Je regarde la mer.
— Il n’y a rien que nous puissions regarder. L’éphémère des choses ou l’éphémère du monde empêche de cultiver — tu devrais le savoir. Il s’agit de trouver, entre les deux vies, le rythme juste, celui qui se perturbe, pas trop. Et alors on peut vivre. Mais en aucun cas il est question de “regarder”. Garder ce mot pour tel ou tel animal. L’homme lui se souvient, et imagine. Il ne peut simplement “regarder”, il transpire.
(J’aimerais que les hommes cessent de se prendre pour des réflexes. Il y a tant de silence en eux.)
— Je regarde la mer. Et l’absurde de la situation (un homme qui fait un château de sable répond aux questions d’une petite enfant) dessinerait des vagues sur celle-ci, parce qu’il est bien connu que le mouvement n’est pas très humain.
— La mer ne se laisse pas regarder. Utilise plutôt tes dernières braises pour planter un arbre, construire un abri. On le sait pourtant, que le regard ne peut pas s’accrocher sur un vide mouvant comme la mer. C’est trop de travail pour un homme. Concentre-toi sur le sable, tu seras mort avant midi.
Les esprits malheureux qui, comme toi, errent, s’imaginent de mèche avec les éléments parce qu’ils les font pleurer ou frémir, tel paysage parce qu’il leur rappelle leur petite enfance. Mais en réalité le monde n’a pas besoin d’eux.
L’errance n’est pas une chose importante. Ça ne concerne jamais que l’enfance. Qui s’intéresse aux errants ? Des professeurs ou des illuminés. Pas de quoi fouetter un chat.
Et encore tu n’as pas de nom pour le donner aux rencontres. Tu n’es pas Ulysse.
Crois-moi, lâche le sable, et cours, cours vers toi jusqu’au nœud ancestral. Plonge. Moi je te regarderai. Et si tu es assez régulier et dense dans ton être, tu ne te noieras pas.