Parmi les multiples avatars que prennent les émules (installés) de la contre-culture, aux côtés des sachants consciencieux, des blasés libertaires, des pourfendeurs politiques de « gauche », il y a les artistes justiciers.
Ces artistes (souvent des écrivains, je vais parler des écrivains, que je connais mieux) se disent sans doute de leur temps. Ils ne craignent pas de défrayer la chronique et défier l’ordre moral ; ce sont des artistes lucides qui se sentent investis d’une mission, celle en particulier de dénoncer les injustices sociales, de donner voix au chapitre aux étrangers, aux pauvres, aux marginaux…
Il est évidemment très difficile de saisir la nuance entre une œuvre qui traiterait de ces questions simplement avec les moyens de l’art (c’est-à-dire l’art de la forme) et une œuvre qui fait office de manifeste, voire de pamphlet ; il y a pourtant une manière simple de décrypter l’œuvre rédemptrice et de confondre le faussaire. Il suffit d’ouvrir ses oreilles (ou ses yeux) à la dose de moraline, cette substance qui tient du slime et de la patate chaude, qui vient enrober le propos sans grande discrétion.
L’artiste justicier n’hésite pas à s’attaquer à des sujets complexes et cette complexité, qu’on attribue au réel dans un élan philosophique, généralement, il la transpose en crudité ; en effet, la lumière mate et blême, les gros mots, la matière sexuelle, par exemple, ne l’effraient pas, bien au contraire : ils lui apparaissent comme des outils opérants et révélateurs en diable des atrocités du monde libéral.
L’écrivain justicier va donc se coltiner le sordide. Le prendre à pleines brassées, et en réduire jusqu’au suc dans son œuvre. L’imaginaire n’occupe plus qu’une place subsidiaire dans cet univers mais la poésie, en revanche, devient l’étendard du héraut, et rédime donc le laissé-pour-compte : Par exemple : les mots que je lui prends ce sont les mots que je lui rends, qui lui ont été retirés, interdits. Ou : quand elle parle, comme elle n’est pas française, elle faisait des fautes ; j’ai écrit ces fautes qui sont comme de la poésie ; je voulais lui donner cette poésie. Ou : j’ai écrit pour lui parler, lui dire ce que je n’ai jamais pu lui dire dans l’enfance. Autant d’exemples de cet acabit empesé.
La littérature n’apparaît plus dans ces conditions comme un objet autonome dans ses dimensions, un addendum au réel, mais se présente comme obligée, l’obligée d’une cause extérieure qui la dépasse. C’est, si l’on veut, une espèce de forme négative de la littérature engagée ; celle-ci voyait un au-delà d’elle-même, celle-là propose une version en-deçà.
Tout y passe, avec tout de même une double obsession, celle du « cul » et celle de l’enfance. Car ces écrivains éclairés sont également honnêtes et très lucides envers eux-mêmes. Et leurs travaux ne sont donc pas dénués d’autofiction, ce supplément de vérité sur lequel se fonde paraît-il le talent.
Les “cibles” privilégiées sont des “minorités sociales” (l’actualité affectionne par exemple les migrants, les prostituées…), doivent à la fois incarner les conséquences de l’incurie politique qui caractérise notre société (et donc révéler l’engagement à gauche, préférentiellement libertaire, de l’impétrant) et la marginalité ou la différence propre au monde moderne “deterritorialisé” (qui met en branle l’extrême tolérance dont il sait faire preuve).
Tout à la fois armé d’idéaux inoxydables (un monde sans frontière, madame ; la mixité à tout prix, monsieur), de sujets humanistes mais réalistes, et accessoirement d’une feuille de soin personnalisée, irrespectueux des lois et bravant la censure, politique mais apolitique en même temps (la nation, pour lui, n’est qu’équivoque et abus de pouvoir, et l’élection l’inévitable piège à con), irréligieux mais spirituel (il a songé à un livre de poèmes inspirés du Yi Jing), l’écrivain justicier mène sa croisade, brocarde et dénonce à tour de bras et, ce faisant — malheureusement — ne parle jamais des vrais problèmes.
Il ne recherche pas les causes de tel ou tel état de fait, il se paye de mots des effets qui sont pour lui matière une et disponible à souhait. Il ne chante pas les fleurs du mal, mais il arrache l’ambroisie — sans se soucier de la raison pour laquelle l’ambroisie est là présente, signe de la déréliction de l’habitat par exemple.
Imaginons un livre de géographie, de sciences naturelles, ou autre. Un discours honnête de réception critique permettrait de réduire la place les textes les plus affligeants ou les moins pertinents. Dans la littérature, dans l’art, non. Sous couvert de liberté d’expression, on nous assène des textes littéraire dont le fondement théorique est au mieux ridicule. La licence poétique dispenserait ainsi d’envisager une stature, dispenserait de travailler le sujet ? Dispenserait de rester digne ? Ces sujets ne sont pas tabous, bien sûr, et il est tout à fait louable d’en parler. Là n’est pas le propos ; la littérature dit tout, ose tout dire. Au mieux se borne-t-on à reconnaître que la littérature, parce qu’elle renverse tout y compris elle-même, ne se met pas au service d’une cause.
Il est tout à fait étonnant, depuis le temps, que la pire trivialité puisse être considérée comme un objet de subversion — comme si le fait d’être vulgaire servait le propos, ou facilitait l’adhésion du lecteur (la vraie subversion serait peut-être de ne pas en parler du tout ou de « faire la chose » vraiment, doin’ it). Cette pure mauvaise foi s’associe à un autre travers, qui ressemble plus à une grande ingénuité, un manque flagrant de curiosité, voire un aveuglement, de sorte que le propos peut revêtir un tour paternaliste, impérialiste, machiste (c’est selon).
Ces deux traits finalement reviennent au même : un manque de respect, un mépris du lecteur : l’écrivain justicier conserve l’illusion de lui expliquer quelque chose. J’ai envie de lui demander comment il peut encore croire en cela (qu’à notre époque il faille expliquer des choses, comme si la littérature était un cours — il y a déjà bien assez d’auteurs professeurs, ah ! — et comme si le lectorat était ignare ou puéril).
Mais il ne répondra pas, il est déjà sur son destrier vers une autre menace. Sans lui, par chance, le monde est moins sûr. Sans lui, par chance, le monde est plus violent. Sans lui, nous vivrions dans un univers plein de chimères et de sirènes, de dieux et de préjugés.
Heureusement il est venu, puis il a vu. Il en vivra.
je crois que je dirais merci
A lire l’article (surtout la fin), on a l’impression que la littérature pourrait (devrait ?) tenir un discours de « vérité » (rechercher les causes à de vrais problèmes) tout en se gardant de donner la leçon. Mais est-ce possible ?
Cher Nicolas,
Merci de votre question. La réponse n’est pas facile, mais va peut-être me permettre d’expliciter ce que j’ai trop vite écrit sous le coup de l’agacement…
A vrai dire, je ne sais pas ce que « doit » faire la littérature, je pense plutôt qu’elle ne « doit » rien faire ou prouver, simplement être là, se mettre en travers. Plutôt qu’expliquer, déplier le monde, le rendre plus dense, plus opaque, plus complexe encore — sans pour autant être obscure ou élitiste. Evidemment, chaque texte (chaque auteur) propose sa propre perception des choses, non dénuée de subjectivité, mais c’est précisément par sa singularité (plus que par son originalité) que le lecteur en tirera une expérience satisfaisante. Par conséquent, cette singularité devrait empêcher de fait toute posture.
Mais surtout, si je peste contre les impasses de la contre-culture (et je pourrais expliciter pourquoi), je reste attaché aux positions certes iconoclastes et vaguement mal comprises d’un Paulhan, d’un Blanchot, à savoir la littérature est en dehors de ces questions, mais dans le même temps elle s’autorise de tout dire ; on pourrait en dire autant des auteurs que j’estime, comme Volodine, qui dit quelque chose comme « J’ai trop de respect pour la politique pour imaginer que la littérature puisse interférer » — mais je ne retrouve plus où j’ai lu ça et je cite de mémoire, en espérant ne pas trop déformer le propos ; on pourrait le dire même d’auteurs (pour différents qu’ils soient) moins identifiés comme “engagés” : Pons, Hardellet, Richaud, Gadenne, Hérbart, même Mandiargues ! Il n’en reste pas moins que ce sont des auteurs aussi puissants qu’intransigeants.
Bref, la littérature parle de tous les sujets avec l’exigence et l’étrangement qui sont les siens — et tiennent d’abord à la langue, sans pour autant céder au romantisme puéril ou au buonismo finalement inefficace.
« Déplier le monde, le rendre plus dense, plus opaque, plus complexe encore — sans pour autant être obscur ou élitiste » : c’est très politique comme programme. Notamment à cause de votre référence à ce « monde » qu’il faudrait, si ce n’est changer, au moins « déplier ».
Le même programme aurait peut-être pris un tour plus « littéraire » avec le mot « langue » : « Déplier la langue, la rendre plus dense, plus opaque, plus complexe encore ». Cela dit, il n’en aurait pas moins conservé ce parfum « engagé » de défi aux simplifications rapides, aux raccourcis faciles et démago.
Je m’aperçois que ce que j’ai apprécié dans votre diatribe contre les écrivains justiciers, c’est précisément cela : son côté agacé, cette mauvaise humeur, cette posture un tantinet « contre-culture » dans la critique « radicale ». Je crois à la beauté de l’intelligence critique engluée ici-bas, fût-elle « injuste », plus qu’à la pure esthétique détachée des contingences matérielles.
C’est le côté « hip-hop » de Farigoule Bastard : F* Ol’ Dirty Bastard !