J’ai beaucoup de mal à rendre compte ce que je croise et ressens dans les « habitats » (puisque que c’est ainsi qu’on les appelle) que je visite pour mon travail : la dalle, la pelouse, la forêt, le marais. J’ai tenté, pour ce dernier, une espèce de poème en prose, Nulle part où se perdre, qui s’intègre à la série des Résidences, sur les régions naturelles, et qui s’inspire de l’archipel de petits marais alpins qu’on trouve en Haute-Marne, où j’ai beaucoup passé de temps et barulé à chasser l’escargot vertigo. Et puis il y a le livre de Manganelli sur le sujet, traduit Le marécage définitif au Promeneur. Et j’ai été stupéfait de la justesse de la description, tout autant que l’écho à mon propre texte d’alors… En voici un extrait librement traduit.
Bien que je m’attarde encore à l’orée du bois, je sais que depuis longtemps, maintenant pour toujours, je suis1 pénétré dans l’espace de la palude2 ; lentement, mon cheval procède, je repousse des branches et je découvre toute la palude devant moi. En vérité, à ce point de mon voyage, tout l’horizon se révèle à moi comme palude, une plaine instable plus ou moins pleine d’eau, une étendue grise, de tous les modes et de toutes les formes de gris, tantôt proche du noir, tantôt baveuse et blanchâtre ; la palude n’est pas un espace cohérent, et au contraire, en la scrutant, on peut facilement discerner des lieux discontinus, presque des nations obscures et taciturnes à l’intérieur d’un seul continent. De lents mouvements d’eaux diversement boueuses se mêlent pour former de rapides tourbillons, qui se défont aussitôt ; ailleurs, l’eau stagne, mais celui qui l’examine perçoit des frémissements continus, un tremblement de la chair paludienne, un rassemblement de bulles, des hoquets d’eau, des souffles de fange ; mais au-delà émerge une île, un espace de terre comme on en voit dans les lagunes, et en effet tout semble être un tissu de paludes, de canaux, de lagunes, d’étangs ; une grande, une stupéfiante corruption accompagne une paix intense, lugubre, quelque chose de lugubre et en même temps d’apaisé ; comme si la palude était au-delà de cette terre que je fuis, mais cet au-delà n’était atteignable que par cette savante disclocation.
Au milieu des mouvements et des gestes de l’eau, on aperçoit des touffes de cannes, des joncs, des arbustes que j’ignore, et même des arbres, au tronc mince, des feuilles malades, comme s’ils avaient été touchés par la malaria qui émane de ce royaume du putréfié ; et si je baisse le regard, je remarque que l’eau grouille d’animaux minuscules, insectes, vers, chenilles, bestioles ailées, scorpions, et il me semble apercevoir un serpent rapide et silencieux ; et je comprends cela, que la pourriture de cette terre détrempée est minutieuse, minimale, une miniature de décomposition, et je me demande avec une pieuse sottise s’il existe quelque part un inventaire complet de ces petits animaux, infinis, qui peuplent la palude, chacun avec son propre nom.
Enfin je découvre avec un étonnement tardif, quelque chose d’autre ; la lumière. Comme je sors à peine d’une nuit légèrement marquée par les torches résineuses, je m’imaginais que cette lueur enveloppant le marais était une aube ; mais je m’aperçois bientôt que cette lumière, instable, et dans le même temps insolite, une lumière pauvre mais étale, ne vient pas du ciel, mais d’une sorte de palude renversée suspendue au-dessus de cette plaine d’eau sans fin. Ce ne sont pas des nuages qui surplombent la palude, mais une qualité de ciel qui m’échappe, si c’est bien du ciel, une plaine irrégulière, aussi irrégulière qu’est la palude, suspendue au-dessus de ma tête. Le passage du temps ne marque pas les temps ; comme je l’apprendrai plus tard, il y a des moments nocturnes, et des moments que j’appellerai diurnes, mais ces temps s’alternent de façon discontinue, suivant des lois, s’il y en a, que j’ignore. Je vois maintenant ceci : que le ciel, ce ciel qui n’est pas le ciel, recouvre tout l’espace au-dessus, peut-être s’interpose-t-il entre la palude et le ciel, un faux rideau de ciel tient à distance un autre ciel, s’il existe encore.
Je comprends maintenant ce qu’on m’a dit, qu’il est impossible de dessiner une carte de la palude ; si après avoir scruté le ciel, je baisse les yeux, je vois une palude qui me semble complètement nouvelle, incompréhensible, étrangère […] Ainsi donc, fraternel aux insectes, à ce grouillement pieux, à ces serpents tacites, et à ces reptiles pratiquement liquides, à cette eau d’escargot, argentée et morte, à cette étendue corrompue et vitale, royaume sans monarque, moi donc, ma palude, en toi je pénétrerai, et mon destin sera ce qu’il peut, car je ne suis pas différent de ces minuscules éphémères qui font de cet espace admirable et hideux à la fois un cimetière et un nid, une conclusion qui ouvre le futur.
- C’est une erreur de grammaire ; « pénétrer » utilise l’auxiliaire avoir, contrairement à l’italien ; mais c’est tellement contre-intuitif et pour le coup erronné dans l’ordre de la logique et de la physique, que je me risque à ce « être pénétré » actif ! ↩
- J’utilise donc ce mot « palude » qui n’existe pas. Je l’ai utilisé aussi (via ce même ouvrage de Manganelli) dans la « Cartographie des habités » de Feu la poudre avec Lucie Taïeb et Anaëlle Vanel. ↩