Dans le cadre du festival Terrain Vague organisé par le Mouvement Artistique Festif Inter Actif (MAFIA) à Francardo (Haute-Corse), j’ai réalisé une espèce de raccourci ou d’interface entre les deux projets en cours d’écriture, GEnove d’un côté, GI-Climax de l’autre. Je propose ces pages brouillonnes à la lecture, et les accompagne d’une bande son totalement incongrue. L’exposition au Centre des Arts et du Feu (Prumitei) de Francardo se poursuit jusqu’au 30 mai.
Foce | Dérive à partir de deux fils d’eau
Des vagues, des cordes.
Des vagues des cordes qui portent et transportent des mots, des sons.
Des vagues, des cordes, qui portent des navires comme des caissons, des cargaisons, des carcasses, des écussons. On est parti de là.
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Et pour aller où ?
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On est parti de là.
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On est parti.
On a lâché la terre, puis on a lâché la côte, et on n’a plus vu que la mer.
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On est parti.
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On commence par de petits objets, des esquisses. C’est une astuce, pour figurer ce qui vient. Le voyage, l’inconnu.
On commence par planter des pieux, qui sont l’attente, l’espoir.
Plus tard, on posera des routes, des ponts, des tunnels, puis des carrefours pour les routes.
On construit la ville : fonctionnelle, au besoin : belle ; en regard, par la bande : rieuse.
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Le fleuve qui passe la ville sur son est se jette dans la mer au niveau d’un village de pêcheurs. Aujourd’hui quartier résidentiel sans éclat.
On dit que ce site, jadis, était le lieu de débarquement des Focei soit les Phocéens, les marchands grecs qui ont fondé, non loin, une colonie du nom de Massalia.
On ne sait pas, au regard des chiffres et des tonnages, de Massalia/Marseille/Marsiglia ou de Xenoa/Genova/Gênes, lequel des deux est le port le plus important de la Méditerranée.
On sait toutefois que les deux villes se ressemblent.
On dit que les deux villes sont en tête du classement des villes les plus détestés de leurs habitants.
Il existe un réseau qui fédère ces villes.
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Renzo Piano dit : “L’eau est une matière reposante. J’aime l’eau qui, dans un lieu, rassemble et rassure les visiteurs.”
Il dit aussi : “La cale d’un bateau c’est comme une église : un espace réservé au recueillement personnel ; un espace spirituel.”
L’eau. Représente la frontière, l’inconnu qu’on rêve d’étreindre. Mais l’eau est un plein trompeur : elle est plutôt signe, et signalement, et signalisation, du vide. Personne ne marche sur l’eau.
L’eau ne porte rien, sinon des bateaux, qui sont des morceaux détachés des côtes, des écueils, dérivant sur l’eau.
L’eau ne porte rien, sinon des îles, qui sont des morceaux d’ailleurs, des choses bouillantes, des choses en attente, des choses aux aguets, prêtes à crier.
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Scolie. Lettre d’un marchand génois ; d’un prisonnier sicilien ; ou d’un soldat romain / retrouvée par miracle dans un récipient étanche, dans la cale d’un navire coulé à égale distance entre Marseille, Gênes et la Corse, lors de travaux scientifiques dans le “sanctuaire des cétacés”. Les passages entre crochets sont des adaptations subjectives, la qualité du texte ne permettant pas de saisir le mot exact. La ponctuation est imaginaire.
Chère A,
J’ai gardé l’os.
Comme un souvenir, comme un [gri-gri], j’ai gardé l’os.
Je n’ai que ça qui me [rappelle]… J’ai froid. La pluie, toujours, comme je suis loin de mon pays. J’en n’ai gardé que l’os.
Nous sommes toujours ensemble. Nous ne nous connaissons pas. Nous apprendrons à mieux nous connaître. La pluie, le froid, nous contraint à l’intérieur. Moi qui viens de [loin], si loin. Et eux, d’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Je ne les connais pas. Ce sont des étrangers pour moi. Dans ma main, il y a l’os gravé. L’os écrit. Je l’ai gardé, c’est le seul pont qui me rappelle. C’est le seul [passage] que je tiens. C’est le seul souvenir que je garde. De toi.
L’os de seiche.
L’os de baleine.
Nous sommes souvent les uns sur les autres, il n’y a pas d’intimité ici, nous devons composer avec ça. Avec nos [corps], qui nous gênent tous. Avec nos membres qui prennent tant de place.
Je n’ai que quelques affaires personnelles. Le minimum. Nous avons marché longtemps, nous avons navigué longtemps. Nous avons vu du pays, oui. Il fallait être léger.
Comme nous n’imaginions pas que le plus encombrant dans c e voyage, ç’aura été le [corps] !
Nous marchons ensemble, avons marché. Nous mangeons ensemble, avons mangé. Nous dormons ensemble avons dormi.
Nous couchons ensemble. Nous nous lavons ensemble. Tout se fait par petits groupes. Tout ceci fait du groupe. A vrai dire nous ne sommes plus tellement des noms, mais des numéros [illisble, NdE].
J’admire le [illisible], l’autorité qui parvient à distinguer les engrenages de notre armée, les rouages de notre [machine], à la contrôler, à l’huiler, à la chérir, afin de nous mener au but.
[Long passage illisible]
Il y a des pelouses partout.
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L’eau ne porte pas les hommes. Les hommes sont des paysans. Des agriculteurs. Tout juste bons a mener à peine un bœuf et à traîner misérablement un soc d’une charrue dans une terre tantôt trop grasse tantôt trop pierreuse.
Vous ne les mettrez pas sur ces esquifs, ils préféreront la terre. Vous caboterez. Le voyage sera interminable. Vous serez décimés par les bombardements pisans. Vous serez infestés de rats et de puces, vous vous battrez entre vous, vous vivrez la mutinerie, la colère, le mal de la mer, qui n’est pas qu’un désordre gastrique ; pensez que vous allez rester sur ces planches des mois durant.
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J’admire le pharmacien, qui cueille de petits bouquets tout au long du voyage. Il dispose de grands étuis de cuir que portent deux de ses [illisible] ; il y dispose délicatement des [échantillons] de plantes, auxquelles il donne des noms qu’il invente, pour le plupart. Sa collection est importante.
J’aime bien écouter le [pharmacien]. Il nous sera utile, car il connaît les plantes qu’il nomme.
Dans la longue marche, en queue de colonne, nous étions loin des chevaux soufflant (leurs naseaux exhalaient toute la chaleur de la machine). Nous pouvions discuter, loin des oreilles de notre chef, mais nous ne parlions pas. Nous observions les épaules [mécaniques]de celui qui nous précédait. Nous nous fondions dans ce bruit de caligae démultiplié. Nos esprits se perdaient dans les champs résonnant de nos pas. Ainsi nous avancions. Enfin nous suivions.
Nous avons marché sur toutes les terres du monde, puis il y eut la mer. Et il fallait qu’on la traverse ! Les navires étaient bondés et nous connûmes alors les limites : pour nos yeux, pour nos esprits et pour nos corps. La traversée ne fut pas très longue, mais elle fut terrible. La mer nous annonçait [la terre qui viendrait], mal. Les dieux nous molestaient. Nous connûmes non seulement la mer et sa violence qui fracassait certains bateaux contre des écueils insoupçonnés, contre d’autres de nos bateaux. mais la mer n’était rien face au flux des corps, des membres, des yeux qui faisaient un étrange spectacle. Nous habitions la cale, et nous ne parlions pas.
*
Interruption temporaire de la transmission.
e sun chi affacciòu
a sta bàule da mainà
e sun che a mia
trèi camixe de velluu
duì cuverte u mandurlìn
e ‘n caima de legnu duu
e ‘nte ‘na beretta neigra
a teu fotu da fantin-a
pe puèi baxa acùn Zena
‘nscià teu bucca in naftalin-a
Fin de l’interruption temporaire de la transmission.
*
Et comment aurions-nous pu parler ? Chacun d’entre nous venait d’un endroit différent [illisible] nous ne savions même pas où cela se situait. Nous formions une masse grouillantes, d’yeux, de membres et de corps, et nous devions faire un.
J’admire le grammairien ou l’orateur, l’autorité qui parvenait à dicter ses volontés, à donner des [ordres], dans ce brouhaha, cette litanie de souffles, dont seuls l’uniforme et les besoins élémentaires rapprochaient entre eux.
[passage illisible] [Ses yeux] étaient d’un blanc jaunâtre et on y lisait comme dans un livre. C’est sans doute ce qui me rassura. Nous nous rapprochâmes encore lorsque les premiers cadavres se mirent à pourrir. Il fallait les jeter par-dessus bord, mais le tangage empêchait qu’on pût le faire sereinement. Je me rappelle les [cordes] nombreuses dont les volontaires s’entouraient, le corps du défunt enveloppé dans un voile putride, je me rappelle ces [cordes], pour rester amarré à son [cercueil] !
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La ville nous met dehors, nous n’avons plus d’espace, alors nous avons pris les bateaux.
Et nous avons navigué.
Pas que nous soyons de grands navigateurs, mais c’est comme si quelque chose de la ville nous poussait vers l’ailleurs, vers l’inconnu, vers l’extérieur.
Vers la mer.
Vers l’eau.
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Ces cordes ne sauvèrent pas tous les volontaires. Et certains subirent le même sort que celui qu’ils avaient fait subir aux plus faibles.
Ces cordes on aurait dit des [serpents]. Ces cordes on aurait dit les doigts des dieux. Parfois je les voyais en rêve. Je rêvais des cordes, qui portent, qui serrent, qui étranglent, je rêvais des cordes puis je n’eus plus de rêve. Je devenais la corde.
Lorsque nous débarquâmes, nous étions devenus des cordes. Rêches, raides, inertes. Il nous faudrait réapprendre à [parler], bien que cela ne fut pas nécessaire.
*
Interruption indépendante de notre volonté.
Les cordes, dedans, étaient ce qui était l’eau dehors : les vagues. Les cordes c’était comme si l’eau avait envahi le bateau. Comme si les voyageurs,n devenus cordes, devenaient des vagues, et que, mourant, ils écopaient, ou écopés parce que mourant, il fallait les éliminer, les rendre àl’eau, les rendre à la mer.
C’est comme si le corps communiquait, de par son devenu-corde, avec l’eau, et son être-vague. L’eau jamais ne s’arrête. Il n’y a aucune fin à l’eau. L’eau est la fin elle-même, l’eau est la frontière.
Aller sur ‘leau, ‘cest tester cette fin unique en soi, c’est chevaucher les bords du monde, c’est chevaucher le limites de notre compréhension.
C’est sur le fil de l’eau que l’homme se fait face.
Fin de l’interruption indépendante de notre volonté.
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On disait que l’Empereur faisait des guerres toujours plus lointaines non pas pour l’Empire, mais pour maintenir l’armée. Que ces périples incessants, éreintants et horribles étaient la meilleure solution d’éviter une mutinerie. Que de la sorte les soldats étaient assommés, devenus-cordes. On disait que de la sorte, le soldat retrouvait une fonction docile et muette, redevenait les doigts et les bras de l’Empire, les doigts et les bras de l’Empereur et que celui-ci répondait ainsi à la sommation de l’élan qui demande d’aller toujours plus loin.
Nos corps nous encombraient parce qu’ils étaient devenus les membres de [notre chef]. Ils ne nous appartenaient plus. Et il ne nous appartenait plus d’en souffrir, de le regretter car nous ne parlions pas, nous n’échangions rien, à peine nous conquerrions, et encore avec politesse, en levant des cartes, en amenant l’eau, en créant des villes, et en baisant avec les autochtones.
— Ne semons-nous pas… la paix ?
— N’amenons-nous pas… l’amour ?
— Ne sommes-nous pas… les envoyées des dieux ?
Graneam triticeam sic facito. Selibram tritici puri in mortarium purum indat, lavet bene corticemque deterat bene eluatque bene. Postea in aulam indat et aquam puram cocatque. Ubi coctum erit, lacte addat paulatim usque adeo, donec cremor crassus erit factus. Comme le dit Caton avec justesse.
Au début je ne comprenais rien à ce paysage, aussi à cause de la pluie, du vent, du froid. Tout est plat, il n’y a rien qui fait obstacle. Alors nous nous mîmes à construire un mur.
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Le fleuve qui passe la ville sur son ouest se jette dans la mer au niveau du centre commercial, et ce pauvre rio tourbeux croise de nombreux sites d’industrie lourde, des infrastructures complexes, et de nombreuses installations portuaires.
On a construit des digues pour permettre depuis longtemps déjà, le développement pétrolier, chimique et métallurgique de la ville : Ansaldo, Italsider, réservoirs et hauts-fourneaux, pétrole, coke et acier, aujourd’hui centre commercial et résidentiel.
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Vedo i fiumi dentro le mie vene,
cercano il loro mare,
rompono gli argini,
trovano cieli da fotografare.
*
J’admire le géographe, l’autorité qui parvient à déceler des chemins sur cette terre, malgré le vide, et qui nous mène les dieux seuls savent où.
Pourquoi alors nous regarde-t-on ainsi ?
Pourquoi alors nous regarde-t-on ainsi ?
Pourquoi alors nous regarde-t-on ainsi ?
*
Trois chemises de velours
Deux couvertures
Une mandoline