Un texte inédit initialement écrit pour Farigoule Bastard.
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Je suis ici depuis deux mois, et nous jette des cailloux. Tu sais ce que ça veut dire ? Des cailloux. On a la police, on a les militaires, mais on a aussi des gens, de braves gens, des petites gens, qui nous envoient des cailloux. Je suis ici depuis trois mois, mais je suis déjà venu, et revenu. Je suis allé ailleurs aussi, une autre porte de la citadelle. On a pris des bateaux, les bateaux ont sombré, on a nagé. On a pris des trains, les trains ont mystérieusement déraillé. On a pris des avions, on n’en est pas sortis vivants. Je suis Djibril Sy, et je reviendrai. Je rejoins une femme, je rejoins ma femme, que j’ai laissée dans un camp dans le désert. Elle a réussi à passer, on me l’a dit. Tu cherches ta femme aussi, je sais que tu me comprends. Elle est de l’autre côté, derrière ce rideau de fer. Regarde. Des miradors. Des barbelés. Sponsorisés par votre fédération, subventionnés. C’est une forme altérée, c’est une forme alternative des stations balnéaires. Je connais tout le tour de la frontière, je l’ai parcourue entièrement. Mais je reviens toujours ici, c’est mon point. C’est mon clock. La famille n’est pas loin, peut-être, cela me donne la force nécessaire. L’hiver est doux. Certains sont rentrés pour la nouvelle année, s’accordent une pause. Je passerai. J’attends le réveillon pour passer. J’attends Noël pour passer. Je serai le prochain petit Jésus. Je filerai à travers les barbes, les balles et les cailloux, je poserai le pied sur ce même sable, je serai en Europe. Vous avez peur de nous ? Vous ne savez pas qui on est, combien on est, vous ne connaissez pas notre détermination. Vous ne savez pas ce dont on est capable. Mes frères s’entraînent, je les ai vus le week-end dernier à Patras. Ils sont une bande mêlée, avec des Viets ou des Chinois je ne sais pas, quelques Arabes. En chemisette la plupart du temps, un mauvais blouson percé qui laisse échapper la laine synthétique en plein hiver. Une bouteille d’eau attachée avec du simple raphia autour du cou. Ils montent et remontent les grilles. Là aussi, l’armée, mais pas les miradors. Eh oui, il y a des touriste, qui prennent le Ferry pour Ancône ou Brindisi. Ça marquerait mal. Et eux, dès que le soldat a le dos tourné (ou las, s’accorde lui-même une pause), il montent et remontent la grille et se faufilent dans las camions ouverts par la douane, ou sous les essieux, s’accrochent comme ils peuvent aux cartes, au pot. Je les ai vus. Je sais de quoi je parle. Nous on veille sur eux, de loin. En esprit. En pensée. En cœur. On n’a plus le courage de ça. Puis les blessures diverses, les faux-bonds du corps, les épreuves gravées sur la peau ou dans les os, ça va. Je fais le planton ici, sur ma terre, pour mettre un autre pied sur ma terre. Je passerai coûte que coûte. Je rejoindrai ma femme. On m’a dit qu’elle y était, qu’elle était passée. Je la trouverai. Le monde n’est pas plus grand que le cerveau d’un homme. L’Europe n’est pas plus vaste que la mémoire. Vous verrez : quand nous débarquerons, ce sera comme des souvenirs que l’alcool ou les jeux ou la télévision avaient enfouis, dissimulés, de mauvais souvenirs aiguisés comme des couteaux que vous avez essayé de perdre sous le fatras de vos mots, de vos enseignes ou de vos lois. J’arrive, tu sais… tu comprends toi ? Tu passes comme un renard, on dirait que tu rampes comme un limaçon, moi je suis avec toi, on est tous ensemble, on est un seul homme, un seul homme, un seul souvenir d’homme, un fantôme. L’histoire, mon ami, l’histoire — que tu le veuilles ou non, sous la forme d’un revenant, est en marche !