Un texte inédit initialement écrit pour Farigoule Bastard.
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Je suis Lu-UĂ©. Je me suis installĂ© ici car jây avais un cousin, un cousin Ă©loignĂ© â il Ă©tait du Xiang Shan, je suis du District 9. Pour nous, ici ou lĂ câest pareil, pareil, il nây a pas de diffĂ©rence, nous sommes insensibles aux saisons aux tempĂ©ratures. Nord Sud pour nous ne signifie rien, nous sommes entre cela, plus que cela, nous sommes cela en mĂȘme temps. Jâai aidĂ© Wei Ă lâentrepĂŽt quelques semaines puis, devant mon zĂšle et mon enthousiasme, il mâa autorisĂ© Ă lâaccompagner dans ses dĂ©marches âadministrativesâ. Câest ainsi quâon appelle entre nous le fastidieux travail de recherche de locaux, dâachats de terrains, et de contrats de âpartenariatâ avec des entreprises locales. Câest un vrai labeur, trĂšs quotidien, toujours physique, de marches Ă travers les rues pour rencontrer tel ou tel Ă©dile ou notable, pour nĂ©gocier les chiffres et les retours, pour acheter aussi le silence qui est la paix qui est lâabsence de tout mouvement. Nous voyageons beaucoup, tu sais, mais nous rĂȘvons tous, au fond de nos ventres, Ă un lac calme, profond, insensible, ni aux tempĂ©ratures, ni aux saisons. Nous portons cette boule en nous, ce pĂŽle dâantimatiĂšre, dâantigravitĂ©, nous le portons en nous jusque dans nos plus rocambolesques aventures â et combien y en a-t-il ! Vous ne savez rien de nous, vous nous regardez impavides passer comme des vaches, les trains. Si cela vous chante. Vous pourriez faire un effort, apprendre notre langue, feuilleter notre culture, vous baigner aux sources de notre Esprit. Mais non. Nous sommes silencieux, solennels et peu revendicatifs â vous nous laissez passer (ce nâest pas le cas de tous !) Câest bien le signe quâentre vous, quâĂ lâintĂ©rieur de vous-mĂȘmes, les plaques frictionnent. Les fissures de creusent. Les taches dâhuile sâexorbitent. Câest signe quâentre vous, quâĂ lâintĂ©rieur de vous-mĂȘmes, les parois se sĂ©parent, les contraires se rĂ©pulsent. Vous nâavez pas grandi, vous restez fichĂ©s dans le souvenir ou la nostalgie. Vous nâĂȘtes pas plus pathĂ©tiques que nous : mais vous semblez plus tristes â mĂȘme si vous faites des efforts surhumains pour nâen laisser rien paraĂźtre. Je lâai appris en voisinant vos villes, et cĂŽtoyant leurs habitants, hagards, et dĂźnant avec leurs Ă©diles et notables, puissants au-dehors, pulsant au-dehors leur appĂ©tit de puissance, leur dĂ©lire de reconnaissance, et pour nous : un drap blanc. Un drap qui tend Ă se dĂ©chirer. Un drap maculĂ© des taches de sang ou de sperme des premiers Ă©mois. Vous ĂȘtes des enfants, et nous avons six mille ans et mĂȘme plus. Nous ne faisons quâun, et pour nous le monde nâest pas discret. Mon cousin Wei mâa laissĂ© la charge dâun quartier en ville, et une entreprise dans les dĂ©serts que vous avez construits. Je suis assez tranquille. Pour ce qui est du restaurant qui est au centre du quartier, je songe Ă faire venir ma femme, mes frĂšres et sĆurs, jâai maintenant assez de lieux Ă peupler. Votre monde est tellement singulier ! Vous ouvrez de grands vides et les laissez pantelants de silence et de mort. Vous ne vous arrĂȘtez jamais. Vous ĂȘtes pionniers dans un monde cent fois repassĂ©. Vous ĂȘtes les dĂ©couvreurs dâhier. Vous enfoncez des portes ouvertes et vous ne regardez rien. Vous ne savez pas voir. Vous ne savez ni observer, ni scruter. Vous ĂȘtes devenus aveugles tant vous ĂȘtes sĂ»rs de vous -mĂȘmes. Fais attention, Ă©tranger, on peut choir de soi-mĂȘme, on peut quitter sa maison. Je sens cette inquiĂ©tude de la couture en toi. Il y a un petit tourbillon qui se forme, sache lâĂ©couter, sache lâĂ©couter et reste en paix. Nâapproche pas trop prĂšs de ton bord. Tu peux tomber trĂšs bas. TrĂšs bas. Tu peux tomber de toi, trĂšs trĂšs bas.