L’un des signes les plus frappants de l’échec complet du projet capitaliste-démocratique, c’est lorsqu’on observe ce qu’est devenue la notion d’individu, et celle d’identité, et son envergure comme ses revendications, dans notre société.
Le capitalisme est à ce point auto-matriciel (il s’engendre lui-même), parthénogénétique, qu’il accommode dans un coup d’éclat tout et son contraire, avec l’intention encore de les interchanger tout en nous prônant la différence.
Il est vrai que le concept d’individu, même en biologie, peut poser bien des problèmes. Il n’est pas jusqu’à la génétique qui n’y voit pas un conflit (dont toute lutte économique connaît l’intérêt profitable).
Mais les sciences les plus délaissées aussi, comme la malvenue botanique.
Qu’est-ce qu’un individu ? Ce qui ne se divise pas ; Francis Hallé a rassemblé récemment les savoirs concernant les plantes, et plus particulièrement les arbres : ce ne sont pas des individus, comme le démontre à la fois leur reproduction, qui peut être sexuée (gamètes) ou non (bouturage, marcotage, clonage). Un arbre est donc plutôt une colonie, contrairement à ce que certains défenseurs voudraient nous faire croire, lorsqu’ils cèdent à une espèce d’anthropomorphisme puéril (les plantes sentent bon, les plantes nous entendent, les plantes sont bien braves).
Attendu que si la science ne peut répondre clairement à la question, on peut douter de la vigueur du concept dans le champ des sciences humaines (ou ce qu’il en reste).
Or le démocapitalisme assoie tout son projet sur la gloire de l’individu, en l’enrobant de la sacro-sainte liberté (celle du libéral). La nuance avec tout projet libertaire serait que l’individu est certes glorifié, mais non pour lui-même, mais comme élément substituable d’un ensemble qui le dépasse sans le dire.
Ce n’est pas l’individualité de l’individu qui est chérie et séduite, c’est au contraire sa généralité. Ce parfum, cette voiture, ce téléphone protable est fait pour vous, a été imaginé et construit pour toi, et tout seul. Ce seul appareil, construit par d’autres masses « désindividuées », à des centaines de milliers d’exemplaires et le seul qui te convient, toi-même cloné comme potentiel consommateur (client) à des centaines de milliers d’exemplaires.
Un exemple frappant concerne « le meilleur citron, la cible numéro un des produits de consommation » (IAM), à savoir les enfants et surtout les adolescents. Profitant de leur réflexe d’opposition à l’ordre établi, le démocapitalisme va les chercher exactement sur ce terrain, en un tour de passe-passe somme toute génial : « tu n’aimes pas le groupe, la société, tu n’aimes pas l’autorité et l’ordre ? Ce produit est pour toi » : vêtement de marque logoifiée, groupe de musique pop inaudible, nourriture délétère suremballée. On flatte les pires pulsions de ces personnes en souffrance structurante, puis on les lâche dans le magasin, argent de poche parental dans la main.
A ce jeu-là bien sûr, tout le monde, sauf l’ogre marchand, est perdant :
— les jeunes parce qu’ils sont ridicules (va faire du rap politique habillé comme un sapin de Noël des nouvelles galeries) ; — les parents parce qu’ayant cédé, ils refusent de voir leur autorité échapper, à grandes trouées, de la sphère sociale ; — l’école et plus généralement tout ce qui fait office d’état et de services publics : pourquoi ne pas monnayer l’ensemble, à ce compte-là ? ; — et moi, qui pleure en observant tout ça.
Malheureusement, devant ce constat il est vrai partagé dans la classe aisée surculturelle d’aujourd’hui (les électeurs de la gauche de pouvoir et les nouveaux écologistes politiques), rares sont les résistances. Le récit d’un banal en voyage en train démontre qu’il est déjà trop tard : le pli est pris et plus personne aujourd’hui ne peut se passer ni de voiture, ni de téléphone portable, ni de télévision, ni de carte de crédit.