J’ai fait une blanquette de veau pour des amis américains.
Il paraît que la blanquette est en troisième position dans les plats emblématiques de la cuisine française. J’ai beaucoup de réserves sur la cuisine française : le restaurant français, qui se fournit dans son écrasante majorité dans les Métro et autres PromoCash ; les cantines qui sont également largement vendues à Sodexo (et pour lesquelles je ne trouve pas complètement absurde qu’on attaque l’Etat pour Crime contre l’humanité et Non-assistance à personne en danger) — voyez le film d’horreur Nos enfants nous accuseront ; la mainmise du lobby RPR-Crédit Agricole-FNSEA sur l’agriculture qui se reproduit sans vergogne — voyez le livre d’horreur Le livre noir de l’agriculture ; l’inscription au patrimoine immatériel mondial de cette gastronomie me paraît, en conséquence, un effet de publicité et une hypocrisie. Mais là n’est pas le sujet.
On veut faire plaisir à des hôtes, étrangers qui plus est — et la tâche est rude car ces amis sont new-yorkais et New York, qui est la ville dans laquelle j’ai le mieux mangé de ma vie (mieux qu’en Italie, c’est pour dire).
Nous nous installons à table. Il y a la musique, et je crois que c’est une chanson d’Aretha Franklin que la discothèque programmée sur le mode « hasard » nous sert. Jim Payne est un batteur de funk. Il a joué, entre autres, avec Fred Wesley, tromboniste de James Brown. C’est un homme de bien, entouré d’une belle et grande famille. Il vient en vacances dans la région où j’habite. Nous nous sommes rencontrés à la terrasse d’un café, où mon oreille avait été titillée par la langue anglaise et l’évocation de Manhattan.
Lorsque débute la chanson d’Aretha Franklin, mes hôtes disent que c’est une belle chanson. C’est certain. Ce qui interpelle, à ce moment précis, c’est que pour eux, Américains, cette chanson fait partie de leur univers, de leur patrimoine commun et c’est ce qui fascine aux USA : un patrimoine relativement bref et tellement complexe, de musiques, de bandes-dessinées, de films ; Aretha Franklin, pour un Américain, c’est un peu comme la blanquette de veau pour un Français. C’est comme la langue, les paysages dedans ; c’est inhérent au pays, à la nation. Il est toujours délicat de parler de ces choses là, parce qu’on touche à des thèmes qui voisinent assez vite aux environs du nationalisme, de la génétique, de la simple bêtise humaine.
Mais c’est aussi ça, nos années de formation, et notamment à travers l’entertainment — puisque malheureusement on est là en musique, bande-dessinées et cinéma. Nous on lorgnait comme tout le monde, tout le temps, vers l’Amérique. Le rock c’était la révolution, l’adolescence, la jeunesse éternelle et l’ambroisie certes, c’était aussi briser tout ce « franco-français » qui était carcan et étouffait : l’église par exemple, les émissions moisies à la télévision (7 sur 7 qui suivait Maguy par exemple — un aperçu de l’horreur), Rollan-Garros et le Tour de France, et puis surtout la misère ; la misère du marcel, de la sueur, de l’accent — choses dont on ne pouvait imaginer qu’elles étaient au monde les mieux partagées.
L’Amérique c’était beau (brillant et clinquant, même dans le sordide type Kurt Cobain), c’était grand et c’était cool. C’était l’Amérique : un pays qui s’arroge le nom d’un continent ! Alors on ne faisait pas bien la différence entre la musique britannique et la musique américaine (d’ailleurs ça ne nous choquait pas quand les Stones faisaient l’hymne aux USA dans Exile on Main Street — ni quand Mark Knopfler faisait croire qu’il venait de Nashville — aujourd’hui ce ne serait sans doute pas pareil).
Ceci pourrait au moins dire deux choses : que la France a raté sa jeunesse (et nous avec, peut-être) dans les années 70, 80, 90 (aujourd’hui je ne sais pas, mais de ce que j’en côtoie, c’est pire encore) ; que les USA ont réussi leur impérialisme culturel – mais c’est une tarte à la crème (aujourd’hui peut-être, les choses changent).
Ce que ça ne dit pas, ou pas encore, ou pas déjà : qu’en vérité, malgré nos oppositions, ou à travers elle, on voudrait aujourd’hui nous démontrer que nous sommes dans le même bateau ; que Barack Obama est notre héros commun ; que le 11 septembre nous a tous concernés, rassemblés, rapprochés ; les subtils journalistes du Monde avaient décrété que We are all Americans. Nous on l’était déjà avant, et sur les bases mêmes que les élites répudiaient : sex, drugs et rock’n’roll. je ne sais pas si c’était bien ou pas ; si c’était malin ou engagé ; c’était plutôt le monde des grands dont on voulait s’extraire ; celui-là même qui croit encore au choc des civilisations, tient les cordons de la bourse, et parle éternellement de croissance dans un monde fini.
Aujourd’hui l’ambroisie est une plante invasive (américaine) qu’il est d’utilité (de santé) publique d’éradiquer. Les dieux sont tombés de leur nuage, et le miel s’est renversé. Et notre jeunesse avec.