Microfiction (cérofiction) de la série Résidences
Un jour avec G. jâai fait le tour des cols Ă plus de 2000 mĂštres.
Je lui avais demandĂ©. Il Ă©tait pisteur, ça ne lui posait pas de problĂšmes, et moi je voulais connaĂźtre ce coin : les sommets, la hauteur. Jâhabitais Ă Sisteron, Ă ce moment lĂ , lui Ă Gap.
Il Ă©tait pisteur. Il partait dans les montagnes avec une cargaison de dynamite, je ne saurais pas dire quel matĂ©riel exactement il utilisait, mais en tout cas il dĂ©clenchait exprĂšs des avalanches. Il Ă©tait dĂ©clencheur dâavalanches, avalancheur. Il faisait ça Ă nâimporte quelle saison.
On sâest retrouvĂ© Ă Briançon, cette petite forteresse, et on a bu un cafĂ©. « Si on a de la chance, il mâa dit, on verra des chamois et surtout des bouquetins. Tâas le vertige ?
â Non, jâai rĂ©pondu, pas de vertige, mais je mentais.
â Parce quâon va passer dans des endroits difficiles, mĂȘme en bagnole tu sais.
â Pas de problĂšme. » Du coup je suis vite allĂ© aux toilettes.
Quand je suis sorti il mâattendait dans la voiture, une de ces fourgonnettes blanches Ă trois places des services publics. « On va commencer par aller Ă CerviĂšres, il a dit, il y a une vallĂ©e vraiment cool. »
Je ne sais pas pourquoi il mâa amenĂ© lĂ . Il mâa dit : « Câest un cul de sac ». Au tout dĂ©but du chemin, un genre de truc mou et vivant sâest enlevĂ© de la route, jâai pensĂ© Ă un blaireau.
Pendant un moment on a suivi cette route, puis peu Ă peu on est arrivĂ© dans une vallĂ©e toujours plus ouverte, un ruisseau (jâai vu le pont) doublĂ© dâune espĂšce de marĂ©cage, de plus en plus large, et bordĂ©e de collines douces et pelĂ©es. De grosses masses sombres Ă©taient ça et lĂ . Jâen ai vu une se dĂ©placer, et jâai compris que câĂ©taient des marmottes.
« VoilĂ ton blaireau, tâas compris. » Rigolo, mais pas malicieux, le G., il mâa dit : « On va tout au bout, on fumera une clope. ». On est allĂ© tout au bout, quelques maisons grises, pas Ăąme qui vivent, mais câĂ©tait habitĂ©, câest sĂ»r, puis on est revenu un peu vers le marais. On a fumĂ© notre clope. « Le marais du Bourget », il a dit.
« Tu sais à combien on est là  ?
â âŠ
â Plus de 1800 mĂštres. 1870 et des bananes. »
Jâai compris bien plus tard pourquoi il mâavait amenĂ© lĂ . DĂ©jĂ pour prendre lâair. Sâhabituer Ă la hauteur. On Ă©tait dĂ©jĂ presque Ă 2000 mĂštres, ça veut dire malgrĂ© tout un peu plus de ciel pour chacun, un peu moins dâoxygĂšne par personne.
En mĂȘme temps il me faisait comprendre que lĂ , au fond de ce magnifique vallon dorĂ©, vraiment dans un creux de montagne, un creux oĂč stagne lâeau, un vĂ©ritable point bas, on Ă©tait dĂ©jĂ aussi haut que la plus haute des montagnes quâil y avait chez moi. Je ne parle pas de la Baume ou de Gache, mais bien de lâimposante et souveraine Lure, qui culmine Ă 1826 mĂštres, et que mĂȘme son cousin le Ventoux, Ă 1911, il sâeffaçait devant les Fonts, oĂč il mâavait menĂ© finalement, le cul du cul-de-sac, dĂ©passait tranquille, pĂ©pĂšre, les 2000 mĂštres.
Ăa voulait dire, dans pas long, on va connaĂźtre vraiment la montagne. Il mâa dit comme Profite. On est remontĂ© en bagnole, on est repassĂ© par CerviĂšres, le village je veux dire, et on a commencĂ© lâascension de lâIzoard. Il mâa montrĂ© le ravin, les sommets, jâĂ©tais grisĂ©. JâĂ©tais calĂ© dans le siĂšge, lâair confiant, les lunettes sur le nez, mais je sentais mes jambes flageoler, mĂȘme assis. AprĂšs une vingtaine de minutes, il me montre un sommet, un triangle gris, puis un autre dĂŽme de pierres. Jusquâici il y avait les forĂȘts (« MĂ©lĂšzes et pins Ă crochet » Ă perte de vue), mais petit Ă petit on a franchi la ligne de combat. Les arbres disparurent. Et on a vu des cailloux des cailloux des cailloux. « LâArpelin, lĂ , et lĂ ClĂŽt la Cime. Et lĂ la Pointe Ouest. » JâĂ©tais inquiet, oscillais entre excitation et angoisse, mais jâĂ©tais aussi soufflĂ© par le paysage. « On arrive au col, on va sâarrĂȘter. »
Il y avait dĂ©jĂ beaucoup de monde, des voitures, mais aussi beaucoup de caravanes et de motos. MĂȘme des fous-dingues Ă vĂ©lo. Le dernier endroit oĂč se geler les burnes, le col, oĂč il y avait ce panneau sur une espĂšce colonne de pierres qui disait « Col dâIzoard / Altitude / 2360 mĂštres ». On sâest donc arrĂȘtĂ©.
« Et lĂ câest donc lâItalie ? », jâai demandĂ© en dĂ©signant le lointain ; il a ri.
â Nan, câest le Queyras. Un tas de cailloux⊠les villages les plus hauts de France. LâItalie, on la verra tout Ă lâheure, pour lâinstant accroche-toi, on va redescendre, et on va passer par la Casse DĂ©serte. »
On a repris presque tout de suite la bagnole, il fallait de toute façon, parce quâaussi fou que ça puisse paraĂźtre, le secteur Ă©tait envahi de badauds, de touristes, de retraitĂ©s, de motards. La fine fleur. On est descendu et G mâa dit : « On va sâarrĂȘter Ă la Casse DĂ©serte, tu vas voir ». Je flippais grave alors, pourtant, malgrĂ© lâariditĂ© et la minĂ©ralitĂ©, les courbes Ă©taient plutĂŽt douces et il nây avait pas vĂ©ritablement de prĂ©cipices, de problĂšme de vertige.
Câest un coin mythique du Tour de France, il me dit, mais ça nâest rien Ă cĂŽtĂ© de ça » Et il me dĂ©signait les tours de calcaires qui un peu partout jalonnaient lâimmense Ă©boulis sous lequel nous nous arrĂȘtĂąmes, pas loin de la petite stĂšle Ă Bobet et Copi. « Les cargneules, un peu comme des dolomies, des constructions laissĂ©es libres par disparition du gypse autour… »
« On va monter aux balcons. Là tu vas comprendre. »
On a fait demi-tour et on est remontĂ© vers le col. Dans le dernier virage, on a trouvĂ© un petit parking. On a garĂ© la voiture et on a pris un petit sentier qui retournait tranquillement, droit, jusquâĂ une espĂšce de surplomb, au-dessus prĂ©cisĂ©ment de la route, au-dessus avec la stĂšle. Les balcons. A un moment il fallut traverser lâĂ©boulis. Il me dit « Câest rapide, pas dangereux ».
Je ne pouvais plus avancer, quand jâai vu sâapprocher, comme une vague, lâĂ©norme baleine de pierrier.
Mais jâĂ©tais bien. Je ne pouvais pas avancer, jâavançai pourtant.
G. Ă©tait devant moi, il Ă©tait heureux, dans le soleil des pierres, sans neige Ă bousculer, loin des dangers quâhabituellement dans ces paysages il cĂŽtoyait, et moi derriĂšre, cahin-caha, pas peu sĂ»r, genou triste, jambe molle. Je fixai alors son bĂ©ret, ne le lĂąchais plus, ne regardai plus autour de moi, ni en haut, lâhorreur, ni en bas, lâeffroi.
Jâavais voulu voir les hauteurs, et je me limitais Ă la queue ridicule dâun ridicule bĂ©ret auvergnat.
Le reste de la journĂ©e, et le jour suivant, on serait allĂ© au col Agnel, puis nuitĂ©e au Lautaret, puis le Galibier, oui jâaurais vu de bien beaux cols. Jâaimais lâidĂ©e du col, lâidĂ©e dâune base dans le sommet. LâidĂ©e que ces infranchissables barriĂšres avaient leurs fuites, leurs traverses peut-ĂȘtre plus Ă taille humaine.
Jâaimais lâidĂ©e quâil pouvait y avoir, aussi infinitĂ©simal que des fourmis dans les dunes, un petit brouhaha, un petit gribouillis, un petit essaim dâagitation, invisible Ă lâĆil nu, Ă lâĆil de ce qui avait lâĂ©chelle alpine, et que ce petit essaim parvienne Ă mener son petit fourmillement inutile. Jâaimais lâidĂ©e â malgrĂ© toute la difficultĂ© que jâĂ©prouvais, mais que je voulais Ă©prouver car jâĂ©tais venu ici â je le saisis alors â pour connaĂźtre cette difficultĂ©, pour prendre conscience que malgrĂ© tout le reste du monde, nous ne restons quâun infime point dans lâinfini de lâunivers. On dormirait bien au Lautaret, on verrait encore des paysages incroyables, on ne compterait pas les pierres, on savourerait une biĂšre mĂ©ritĂ©e, on descendraient de nouveau dans le monde des hommes, rassurĂ©s, et de nouveau dilatĂ©s (dans notre estime, dans notre ivresse), on parcourrait Ă nouveau des chemins plus faciles et communs.
Mais le saisissement que jâeus grĂące Ă G. sur les balcons de la Casse, celui-lĂ me restera Ă jamais comme la pure expĂ©rience de lâĂȘtre et du nĂ©ant.
Dans la DS sur coussins d’air, avec les valseuses Ă l’intĂ©rieur, c’est la derniĂšre scĂšne du film