Il se tient calmement un pas avant l’embrasure de la porte, de manière à ne pas se faire voir ni entendre par celle qui a pris la communication après qu’il a décroché. Il a répondu, il lui a passé le combiné, il a quitté la pièce, mais cette voix finalement le retint peu après avoir quitté la pièce. Une voix qui se voulait neutre, qui paraissait sincère, mais qui portait le tissu de l’annonce, non pas d’une nouvelle prodigieuse, mais d’une discussion prometteuse engageant son interlocutrice.
Il sentait de manière confuse que cette voix, dans le questionnement qui chercha à le neutraliser (et y parvint en partie) que cette voix avait rapport à lui, que sa parole le concernait ; qu’elle le questionnait tout en l’évacuant.Il demeura coi, immobile, tapis entre deux portes d’un couloir, ce qui était absurde, car on ne disparaît pas dans un couloir, et qu’on y passe.
Il se tient fermement aux aguets. D’abord il n’entend rien car la voix, celle qu’il n’entend plus, doit parler. L’autre se tait, peut-être écoute.
L’assortiment des silences est tel qu’on pourrait en faire des compositions, les apparier, les scinder, les enchaîner, les enchevêtrer. Celui-ci est double : celui de l’écoute attentive de l’évènement (un récit en fait) ; celui, inquiet, de l’épiage de cette écoute (une espèce de vol avec ce qu’il implique de honte, de peur et d’excitation serrée).
Pas un bruit et la nuit qui s’abat tout d’un seul coup, par surprise, comme par mégarde, d’une manière presque fausse. L’attention, l’écoute, là. L’attention sévère et concrète, précise et précisément dirigée vers l’avance des mots dans les fils du téléphone, jusqu’au fond de la gorge. L’écoute craintive et roublarde, vers la scène qu’elle englobe dans son entier, dans ce rapport-là, dans le mensonge de la clôture. Tout ce concentre dans la scène que désormais n’éclaire qu’une petite veilleuse, et encore mettra-t-elle un certain temps avant de daigner presser l’interrupteur. On se tient au chaud entre deux sauvetages, mais le second est plus mobile.
Après ce vide mal limité, ou ce plein trop pressant, il y eut comme des découpages, des biopsies. Lorsqu’on tombe amoureux, la vérité se présente devant nous (comme extérieure), éclatante, et cet éclat est sa force. Puis le souvenir se délite, et l’éclat se réfugie, à la manière des scolytes, sous l’écorce à présent terne du souvenir, y creuser des galeries. On allume sur ces follicules creusés par nos soins des velléités sans garde. Après, la vérité, chancelante, on l’achève d’un coup sec. c’est souvent le cas dans les récits anciens. Une génération vole au printemps, une autre avant les vendanges. L’amitié sensible devient gênante lorsque les amants, loin de s’insupporter, sont indifférents ‘un à l’autre. Dans le firmament ils attendent.
Une clameur soudain retentit dans la rue au-dehors. Des cris de joie, de nombreux klaxons, des cris de femmes, des cris d’enfants, et comme si ça ne suffisait pas, et comme si ç’acait été fait exprès, les cloche de l’église voisine qui se mirent à retentir sans doute pour les vêpres.
Que cela existât, c’était possible. Que cela se produise précisément à cet instant, il n’y avait pas à douter que cela ne fut pas. L’attente se concentrait, et elle se traduisait concrètement par des mains aussi absentes à elles-mêmes que nerveuses, moites, d’une matière semblable à la liesse au dehors — seraient-elles déjà dehors ?
Y avait-il un lien entre l’évènement au téléphone et le chambard de la rue ? Ce serait étonnant. En tout cas, elle n’y prêta aucune attention, toujours absorbée dans l’écoute silencieuse, qu’elle brisait parfois de petits mots qui ressemblaient plus à des soupirs qu’à des contacts.
La clameur, elle, durait, et on avait le sentiment qu’elle se déplaçait. Les aléas des routes, la direction du vent, son intensité variait du chuchotement au brouhaha, au vacarme, puis s’abaissait à nouveau, comme couverte d’un couvercle ; à droite à gauche, devant et derrière, elle se déplaçait, comme les vagues de la mer, tantôt dans son dos vers la cuisine, tantôt juste derrière cette main apposée au chambranle, tantôt vers le parcs et les fontaines, a-delà du salon et de la conversation téléphonique. Clameur en état d’ébriété.
Là, dans le salon, le flot de parole de l’autre, de l’absent, toujours ponctué de mots brefs soupirs. Parfois un murmure plus long, qu’on ne parvenait pas à comprendre. Parfois un soudain contrecups en amont de silences (des réponses)., plusieurs phrases sûrs d’elles ou tout du moins cassantes. Parfois des silences plus forts, pleins, entiers, exigeants ou enragés.
Face à ce genre de scène, pensa-t-il, nous sommes mis au pied du mur, devant le fait accompli. Le téléphone est toujours un intrus et sa sonnerie un glas qui bouleverse la journée tranquille. Impétueux, au seuil de la raison, venu de l’autre côté du seuil, le seuil de la sérénité solitaire de la maison. Une plaie.
Là, on eût dit une confession, le vide, qui enflait et poussait tout contre les murs dans la mensace d’une fouille au corps, le vide faisait autorité, intraitable pouvoir.
Il est soudain éveillé par une nouvelle hausse de voix et dans la voix l’esquisse — l’esquisse seulement — d’un sentiment qui ressemble à l’indignation, peut-être me^me de la colère : « Ce n’est pas vrai ! » Et le tremblement qui l’accompagne.
« Ce ‘est pas vrai ! » retentit une seconde voix, tremblant, presque sous des sanglots. Puis de nouveau le silence, où il se perd encore.
Il voit des plaines. La jalousie, un ami, des apparitions, des murs de villes sur lesquels ils se heurtent, comme si la ville le battait, elle, lui, lui en voulait personnellement au corps. Une femme, des femmes, une femme. Il voit cela comme il voit sa main posée contre le chambranle, alors qu’il se tient silencieux à épier celle qu’elle fut et ne sera plus, au téléphone avec un autre, avec l’autre, trop bavard dans son incompréhensible altérité.
Il constate tout à coup que dans la pièce le dialogue a repris, et reprend de plus belle ! Horreur ! Il n’a pas entendu le début qui sans aucun doute le concernait, il faut maintenant remonter contre ce flot, enrouler de nouveau la bobine vers l’origine où cet écheveau n’était pas.
Tout se passe comme s’il était absent, et de fait, nommé dans leurs deux bouches, projeté sans rema^che de l’une à l’autre — la voilà prolixe à présent — c’est de lui qu’on parle, il en est certain maintenant — il est relegué au fond de la pièce comme celui qui a tort, le signe, le disparu, pire : l’anecdote. Mais c’est pire encore car s’il oit remonter la conversation, c’est au prix d’un intense effort de mémoire qui lui ôte toute possibilité de suivre l’instant de la conversation. Il demeure ainsi dans le risque d’une mésinterprétation, mauvais traducteur, et écartelé entre ce qui est dit de lui et ce qu’il croit qu’on dit de lui.
Il cherche à toute force à se concentrer sur avant mais maintenant l’interpelle à nouveau, ne cesse de l’interpeller, avec des adjectifs à présent, « nerveux », « gentil », « attentionné », « un peu déboussolé », puis « nerveux » à nouveau, « très nerveux » même. Assurément parle-t-elle de quelqu’un qu’elle connaît bien et qu’elle côtoie, elle parle de sa maison, depuis l’intérieur de sa maison, elle parle presque de son lit. Qui connaît mieux qu’elle sa maison, sa table, son lit ?
Une nouvelle phrase se détache encore, comme venue remuer exprès une ancienne cicatrice. Soc imprécis mais implacable. « L. (à la limite de la supplication), arrête s’il-te-plaît (et ces mots sont allongés, allongés, une telle attention, pourquoi). tu ne peux pas dire ça. Ecoute, écoute-moi. Tu ne le connais pas. Tu ne peux pas comprendre. »
Il veut hurler : « ET QUE SAIS-TU, TOI, DE MOI ? », il veut hurler, la ramener auprès de lui, ici et maintenant, la projeter vers lui-même, ici dans l’embrasure, où l’on est plus confortable et assuré de dominer la situation.
Il fait maintenant tout fait nuit. Les éclats persistent dehors, ça et là, mais ils ne parviennent plus à dérange le silence ouaté qu’elle dirige d’une main de maître de quelques phrases ornées de belles pauses. Silence contraignant alors que le siphon du fil de téléphone emporterait, sans elle campée comme elle l’est, emporterait le salon, ses occupants, et peut-être la rue même, la ville, et quelque clameur laborieuse que ce soit.
Ses doutes sont plus précis concernant une vérité qu’il détient, qu’il croyait tolérer jusque là, qu’en réalité il n’envisage plus seulement mais qu’il affectionne et qu’il choie, puisqu’elle seule est en mesure de lui conférer une occasion sensible de paraître. Il dit qu’il n’est pas jaloux, en fait, mais contrarié, ou plutôt gêné, et que celui qui appelle n’est pas un intrus, mais un revenant. De ces absents qui demeurent lovés dans les rêves plutôt que dans les draps.
Il s’assoie par terre. Quelques mots encore. Puis ce sera la fin. Il est ruiné, moins par la succession des faits, mais par ces fatigants voyages vers ses contrées de lui-même, où il se trouve seul, seul avec des fantômes, et des fantômes méticuleux, tatillons. Il s’assoie par terre. Quelques mots encore. Il reste quelques mots, quelques bribes, peut-être même pas de quoi faire une phrase. La communication s’est essoufflée, elle s’est vidé, vidangée complètement. Il s’assoie par terre. Quelques mots encore. Il y eut une flamme, il a dansé sur elle. Il ferme à présent ses yeux sur cette flamme, flamme mouvante, qu’on ne peut cerner ou saisir, qu’on ne peut confiner ou reclure, flamme sans borne ni boussole.
Ni borne, ni boussole pour ces chemins sans pas qu’il a fallu pourtant lire.
Lorsqu’elle passera la porte à nouveau, il ne sera pas là. On aura eu raison de la patience. Ce fut une manifestation intime, une manifestation désespérée. Mais les manifestants y croyaient-ils encore ?
Pour manifester, encore faut-il descendre dans la rue.