Extrait du premier chapitre des Mensonges de la nuit [épuisé chez Pocket] de Gesualdo Bufalino, grand écrivain injustement méconnu en France, qui a reçu le prix Strega, comme Niffoi, auteur également du fameux roman Dicerie dell’untore : Les histoires/racontars du semeur de peste [Le semeur de peste, épuisé chez 10/18]… Quatre personnages hostiles au roi pour diverses raisons, rejouent un décaméron macabre la veille de leur décapitation…
Ils mangèrent peu ou rien du tout. Les plats, bien que plus copieux que d’habitude, du fait d’un second rang zélé qui s’était ingénié à les assaisonner d’une certaine façon, avaient un goût hostile, pas une bouchée qui ne devienne en bouche comme de la cendre. L’inappétence, comme on sait, est de rigueur les veilles d’adieu. C’est pourquoi, l’exécution ayant été fixée aux premières lueurs du lendemain, le baron ne cessait de s’échauffer au sujet de l’hypocrisie qui consistait à concéder aux condamnés d’inutiles gloutonneries, alors qu’on n’avait aucun scrupule à les intoxiquer du fait de leur fin imminente.
« Le ventre vide, ce ne sera pas une belle mort », se lamenta-t-il. « Comme ça, de bon matin, en plus ! Au moment où la lumière nous passionne le plus… »
Saglimbeni lui donna raison, avec ses habituelles manières poétiques : « En effet le crépuscule serait un heure plus adaptée. Avec le deuil amorcé, les nuages bas, le ombres cramoisies et violettes qui nous engagent totalement au calme. Alors qu’ainsi, au contraire, cela nous apparaître comme une insupportable usurpation. »
Le soldat ne dit rien, il semblait regarder ses chaussures. Il a avait relevé son col, comme s’il avait froid. Mais Narcisse intervint : « Le soir ou le matin, quelle différence ? », balbutia-t-il et, sans retenue, il se mit à pleurer.
La forteresse est l’unique lieu habité sur l’île. On dit île, mais on devrait dire écueil. Parce qu’il ne s’agit de rien d’autre qu’un écueil de tufs, érigé sur lui-même en forme de nez énorme ; avec difficulté, il se se courbe vers la mer, çà et là ; mais le plus souvent il s’abîme en falaises nues. Un simple canal le sépare du continent, large comme le regard d’un œil aguerri. Avec tout cela, la traversée, soit par malice des courants soit par celle des vents, demeure ardue pour les bateaux, et complètement interdite aux bras des nageurs ; on ne connaît pas non plus un évadé dont la dépouille ne se soit pas retrouvée sur les pointes de Capo Nero, dégoûtante d’algues, ravagée par les poissons.
Le tour du propriétaire court un mille, un mille et demi. De rares graines y croissent, amenées par les vents, là où le sol tolère le câprier ou la sarriette. Aucun bétail n’y paît sauf quelque chèvre au lait rare et un troupeau d’ânes sans maître qui divaguent le long des plages, au pied des pics, et dont on entend, ligneux, nocturne, le râle lors des janviers glaciaux…
S’il monte ainsi un chemin enroulé, le regard cueille d’un côté l’infini du large marin, une innombrable ondulation de bleu, jusqu’au point où l’horizon le ferme ; de l’autre côté, au-delà de ce bras de mer, la terreferme, sur laquelle s’entrevoit, en arc, un port fait de maisons naines, vide de personnes et de mouvement. Tout aussi vide est le ciel, sinon un volatile solitaire qui voyage entre l’île et le Royaume, courrier de mystérieuses décisions.
Quand finalement, un grand tournant après l’autre, on parvient au sommet, le nez dont on parlait se taille soudain en un plateau et permet à la forteresse de s’étendre dans la puissance de ses bastions, un inertie de granit dense, dont l’unique brèche est la boussole de son seuil. Une fois franchi ce seuil, sans que des hommes en arme vous aient dit halte, qui va là ?, si vous passez au-delà avec vos pieds à présent fatigués sur le silex, et dans votre dos ne s’est pas éteint le cri strident des gonds, que déjà la vue de la pierre sur l’archivolte avec son distique inflexible, vous s’impressionne autant qu’elle vous rassure :
Donex sancta Themis sceleum tot mostra catenis
vincta tenet, stat res, stat tuta tibi domus
Vous passez votre chemin en ruminant le sens de ces vers, en traversant la cour, aussi attentif à compter les bouches qui le transpercent et évacuent l’eau de pluie, qu’à observer la petite chapelle qui se trouve en son centre, dédiée aux offices sacrés, très nécessaires en la circonstance, où l’on est vivant par hasard alors que les occasions de mourir sont nombreuses : soit la dysenterie chronique qui afflige les prisonniers ; soit la férocité des camarades, rapidement prompts au couteau ; soit la peine capitale, infligée à la discrétion du Gouverneur, même pour de petits délits.
Aux quatre angles de l’espace autant de guérites protègent les gardes du climat et huit lampions à gaz leur éclairent la nuit. Même si le fossé souffre d’un reste d’un ombre intacte, propice aux mauvaises intentions. D’où l’officier économe : « Qu’ils s’échappent donc, s’ils sont si nombreux. Des bouches en moins à nourrir pour nous. De la viande offerte pour les orques marines. »
Plus généralement, métaphoriquement parlant, les déplacements de l’édifice simule les articles d’un scorpion, qui s’intriquent jusqu’à se toucher presque, laissant à peine l’espace au passage d’un véhicule. De là, à qui lève les yeux vers le donjon, se voient les murailles à pic, avec cent blessures qui sont cent cellules, et cent visages de spectres qui s’y affichent, curieuses du nouveau venu.
« Une résidence pompéienne » blagua Saglimbeni, alors qu’il passait la porte. « À l’écart du monde, un marche-pied vers le confort domestique. Un Sans-Souci1 en somme, la villégiature par excellence… »
Le préposé s’offensa sans comprendre, qui s’allégeait la vessie un peu plus loin, et vint lui rabattre les mains en tirant sur les menottes. Il ne fallut d’pas plus de cinq minutes au prisonnier, mesurant la force du soleil sur les toits plongeant de plomb, pour se rendre compte qu’il était arrivé, à un désordre près, en enfer.
- En français dans le texte. NdT ↩
merci