Microfiction (cĂ©rofiction) de la sĂ©rie RĂ©sidences et Ă©crite Ă l’occasion de la rĂ©sidence Situer organisĂ©e avec Ciclic en rĂ©gion Centre-Val de Loire
Well, I saw an old man
walking in my place
And he looked at me,
it could have been my face
His words were kind
but his eyes were wild
Tu chemines. Tu chemines sans te retourner. Sans te retourner, par les chemins creux, tu avances. Est-ce que tu fuis quelque chose, je ne sais pas. Est-ce que tu es pressé pour te rendre quelque part, je ne sais pas. Je ne sais rien. Je ne sais rien de toi.
Toujours est-il que tu chemines. Toujours, tu chemines. Il faut bien avancer.
Est-ce le jour qui dĂ©cline ? Ce crĂ©puscule ? Est-ce lâaube encore incertaine ? Je nâen sais rien non plus. Je ne sais pas grandâchose.
La rĂ©pĂ©tition des gestes devrait faire passer le temps plus vite, mais câest tout le contraire qui se produit. La rĂ©pĂ©tition des gestes, qui peu Ă peu transforme la main en outil, le corps en machine et lâesprit en programme, en faisant mine de nier le temps, en vĂ©ritĂ© lâarrĂȘte et le fige, en quelque sorte le dĂ©nature. Le temps qui ne manque plus, le temps fermĂ©, est une catastrophe.
Alors, chacun nâavait de cela quâune vision infime, tout Ă la fois personnelle, intime, et donc difficilement communicable (un peu de honte donnait son vernis) et une vision partiale, un peu pour les mĂȘmes raisons (on ne se plaignait pas devant les autres), un peu parce que cela Ă©tait nouveau et que ce qui est nouveau impressionne, en ce que lâon apporte plus de crĂ©dit Ă la forme nouvelle censĂ©e traduire un certain progrĂšs, une certaine amĂ©lioration du monde, quâĂ ses propres sentiments, se jugeant soi-mĂȘme sans doute trop lent, ou trop retors, ou trop faible pour supporter la vague qui porte vers lâ« Ă©mancipation ».
Je sais que, depuis ma fenĂȘtre, la cour pavĂ©e disparaĂźt sous de gros flocons et sans doute en est-il de mĂȘme de la rue devant la maison, du village, de la ville voisine et des espaces variĂ©s entre les deux, les champs oĂč tu as travaillĂ© jadis, lâusine oĂč tu travailles maintenant⊠les vergers oĂč se dĂ©roulaient de longues journĂ©es aussi, oĂč tu as dormi aussi et oĂč tu tâes caché⊠les haies que tu as pensĂ©es, façonnĂ©es, tressĂ©es, accrochĂ©es et mĂȘme arrachĂ©es⊠les carriĂšres oĂč tu as usĂ© les outils et le corps, jusquâĂ lâĂ©puisement.
Les aĂŻeux parlaient, par un tour Ă©trange qui doit ĂȘtre, sans doute, le propre de lâhistoire, Ă savoir, plutĂŽt, le gĂ©nie singulier du rĂ©cit, je veux dire de la narration, et, Ă travers leurs paroles, les aĂŻeux dĂ©peignaient un monde qui nous semblait Ă tous rendu inaccessible, un monde dĂ©sormais rĂ©volu, dont la violence et la duretĂ© paraissaient une formalitĂ© au regard de ce que la cohĂ©sion et la connivence du groupe semblait y reprĂ©senter.
Lorsque furent Ă©parpillĂ©s les dĂ©bris fumant des derniĂšres maisons, on chercha Ă former de nouvelles communautĂ©s, mais celles-ci Ă©taient plus tristes, comme rĂ©signĂ©es, comme trop conscientes de leur semblance nouvellement construite…
Il neige, et ce nâest pas souvent, mais ce paysage te va bien. La neige et le froid ralentissent le temps, et tu apprĂ©cies le temps ralenti. Pourtant tu chemines, tu tâagites dans la marche, non sans rigueur bien sĂ»r, mais quelque chose, en toi, autour de toi, semble faire menace, menace sans danger, menace sourde, mais menace, poids, comme ce quâon sait qui peut surgir, comme ce qui surgit, au contraire de tout ce qui ne surgit pas, ne surgit jamais. Comme les vaches, le bĂ©tail. MĂȘme le cheval.
Mais la répétition fatigue. Travailler fatigue. Travailler comme cela fatigue.
Il est loin le temps oĂč il sâagissait de cultiver, entretenir, choyer, avec les bĂȘtes, un lopin de terre Ă proximitĂ© du village. La vie Ă©tait alors rythmĂ©e par la ferme et ses saisons. Les semailles et le vĂȘlage, le nourrissage et le labour… On regarde aujourdâhui tout cela lâĆil amusĂ©, avec le recul dâun almanach, parce que pour une part cette matiĂšre nous est devenue Ă©trangĂšre (mĂȘme si nos enfances ont souvent un pied Ă la campagne), et un peu aussi parce que toute cette mythologie (qui accompagnait le travail et la vie en tant que tels) a Ă©tĂ© façonnĂ©e de toute piĂšce, pour nous comme pour eux.
Puis, en quelque sorte, est arrivé le train.
Une dit : « Avec lâarrivĂ©e du train câest tout le paysage qui change. Câest pas seulement pour le train, mais tout ce que la venue du train implique. En somme le train passe dans notre pays, quâest pas tellement fait pour le train dâailleurs, et faut lui trouver de la place.
Câest que le train est comme un long cordeau qui vient, on ne sait pas trop dâoĂč, et qui va, on ne sait pas trop oĂč, mĂȘme si on sait quâil vient de Chartres et quâil mĂšne jusquâĂ la mer ou presque, Ă Bordeaux, mais câest loin Bordeaux ; eux, ceux du train, ils disent âcâest pratique pour vous, vous pouvez aller voir vos familles ou aller Ă la mer en vacancesâ.
Nous on veut bien quâil passe par chez nous, mais pour ce qui est des familles ou des vacances⊠DĂ©jĂ , on a toujours quelque chose Ă faire ici, on nâa pas le temps de sâennuyer⊠Puis la mer⊠on a la nĂŽtre ici, en moins chic peut-ĂȘtre mais quand mĂȘme, puis question dâaller voir ailleurs, les gens dâailleurs, ils ne sont pas toujours contents de nous voir dĂ©barquer, dâailleurs ils ne viennent pas tellement nous voir non plus… moi je crois que finalement les gens ne sont pas si mal chacun chez eux.
Et bon âfaut que le train il serpente comme ça, sans fin, avec tout son systĂšme de rails et de gares, et câest facile pour lui quand câest dans les champs ouverts, comme tout le quartier jusquâĂ ChĂąteaudun, mais chez nous câest une autre histoire. Parce que cette ligne droite, et seule, elle doit entrer en contact avec nos lignes Ă nous qui sont nombreuses et en tous sens, on dirait une pelote de fils, si on veut. »
Les enfants, qui ont grandi dans la ferme, ont Ă©changĂ© leur temps de travail contre le temps dâĂ©cole. Ils ont emmagasinĂ© de nouveaux chemins, de nouveaux paysages, et puis il sont partis. Pendant ce temps les haies progressaient, les champs se fermaient, on manquait de bras. On a alors cĂ©dĂ© Ă la facilitĂ©, et la facilitĂ© câest la machine, et la machine câest moins de bras, moins de chevaux, et la machine câest le progrĂšs. A la brassĂ©e dâun peu de poules, dâun peu de bĂ©tail, dâun peu de froment, dâun peu de fruits, on a substituĂ© des champs, immenses, rectangulaires et uniformes.
Je viens donc te rendre visite, toi qui dessines les paysages, câest-Ă -dire toi qui parles la langue des lignes et des formes, et de leur confrontation. Toi qui parles la langue qui est lâinterface entre lâĆil et la main.
Lâun, le premier, dit : « Pour nous, cette force [le travail du paysage], ça faisait peloton, un petit moteur de courage et dâespoir, face Ă nos bordĂ©es qui sâouvraient de plus en plus, faces aux champagnards qui nous entourent ; pas plus tard quâhier M. mâa dit que les piĂšces du gros Pierre avaient Ă©tĂ© complĂštement dĂ©frichĂ©es, encore un chemin creux et ses bordures, les plesses et les tresses, qui sont partis en feu et fumĂ©e. »
Je saisis quâil est plus facile dâapprendre Ă faire de robustes trognes Ă des gens de loin quâĂ des bonhommes de foin. Il reprend : « Ils disent que câest le progrĂšs. Vous devriez vendre, ouvrir, ils disent, ouvrir ! ouvrir ! câest leur obsession ! Sâils viennent ici, avec leurs assureurs et leurs huissiers, ils voudraient bien ouvrir toute la France, et comment ! »
Je te vois marcher, avancer, malgré un drÎle de vent qui souffle maintenant en sens contraire. Rabat ta casquette et projette parfois dans tes yeux du grésil solide comme du sable.
Le vent, câest tout un art que de passer dâun croisement Ă une cĂŽte, dans la nuance subtile des agencements, au sens de lâajustement des reliefs. Toi tu connais les traverses, les halliers et les essarts, tu sais raccommoder les Ă©carts, avec les foyers.
Eux : « Ouvrir, Ă©ventrer, je pense souvent à ça. Nous on a des parcelles, des enclos, on a le bocage : on ne peut pas ouvrir comme ça, inconsidĂ©rĂ©ment, on a des contraintes. Nous, câest tout un art de lâabri, de la vannerie, du tissage, que nous avons dĂ©veloppĂ©. Nos chemins creux, nos haies, nos arches tressĂ©es de bois, nos trognes, câest tout un art de lâenclosure quâon a. Eux voudraient tout ouvrir, faire tomber les arbres et les arbustes, combler colmater les creux, dĂ©nouer dĂ©lier tous les nĆuds et les liens que pendant des siĂšcles nous avons patiemment faits. »
Une autre : « Beaucoup dâenfants percherons sont allĂ©s travailler dans les fermes beauceronnes « modernes » (sans haies, sans fossĂ©s, sans trop dâarbres et dâobstacles), qui les ont fait rĂȘver⊠cela explique certainement (en plus de la politique agricole, des remembrements, des drainage), et en raison de la proximitĂ© gĂ©ographique, comment, revenus au pays, beaucoup dâentre eux ont imitĂ© ce modĂšle et son paysage⊠»
Un autre : « Quant au chemin de fer, il accompagne depuis presque un siĂšcle et demi cette rĂ©volution industrielle et agricole qui a vidĂ© les campagnes : depuis la ligne Paris-Bordeaux, les voies mĂ©triques qui avaient abouti entre les deux guerres, et pour quelques annĂ©es seulement, Ă un maillage maximum du territoire, puis lâabandon de ces lignes au profit de celles Ă grande vitesseâŠ
Nous, on a les chevaux.
Ils ne vont tout de mĂȘme pas croire quâon va se passer de nos chevaux parce que le train arrive, alors mĂȘme quâon a fourni la capitale, la mĂȘme capitale que celle du train, en chevaux depuis des gĂ©nĂ©rations ? MĂȘme aux AmĂ©riques. MĂȘme aux AmĂ©riques. »
Je te vois marcher, tu cherches Ă ne pas quitter le chemin creux. Tu cherches Ă rester dans la forĂȘt.
Tu cherches, haletant, petite foulée, à ne pas sortir à découvert. Ne pas te faire remarquer. Modeste. Un passereau. Un colimaçon.
Je vois le dessin que tu fais. Je visite ton atelier. Je vois les bois flottĂ©s, les fleurs sĂ©chĂ©es, les cailloux ramassĂ©s ; je vois les crĂąnes de petits animaux non identifiĂ©es, toutes les petites dents dâĂ©mail Ă©clatant, sagement alignĂ©es. Je vois les bocaux, les planches dâherbier, les gravures, les lentilles, les outils, les gabarits, les chutes. Toute la panoplie des crayons gras, des aquarelles, des fusains. Et tous les papiers.
Nous passons dans le jardin. Je vois quâil est une piĂšce de la longĂšre. Nous prenons une orangeade. Elle dit : « Nous sommes modestement revenus ici. Jâai travaillĂ© Ă Paris, Ă Lyon, Ă Bordeaux, que sais-je, mais nous sommes revenus ici, Ă lâĂ©cart de la pulsation urbaine. Câest un choix. Je ne pouvais pas mâĂ©loigner davantage du bocage. » Puis : « Je joue aussi un peu de la viĂšle Ă roue. »
Suivre ton chemin, avec ses trognes douces et rassurantes (rassurantes figures totĂ©miques, sauvages et monstrueuses mais chamaniques aussi, câest dire la parentĂšle) ton bonhomme de chemin.