« Putain d’usine », « la putain d’usine », « dans la putain d’usine », « à la putain d’usine »…
Combien de fois aurons-nous (et nous est important ici), aurons-nous entendu ces mots dans la bouche de ma mère.
Ma mère, cariatide furieuse contre l’usine, contre l’usine comme bâtiment ou comme travail, mais surtout contre l’usine-symbole, l’usine-figure, et tout ce qu’elle représentait, ou devait représenter, pour elle : une putain d’usine. Une putain. Une putain que fréquentait mon père, une putain qui lui volait, lui avait volé mon père.
Mon père qui y passait ses jours et aussi une bonne partie de ses nuits, dans les moulins, ou dans son « estanco » qu’il avait réservé à son usage personnel : la salle de réunion, où il se réunissait avec lui-même, et sans doute le gouffre qu’il avait au ventre, la goule qui lui bouffait le cerveau comme le foie, la putain d’usine.
Mais peut-on haïr, vraiment ? Peut-on haïr son pays, sa famille ? C’est une question que je me pose, ici. L’usine était indissociable de la maison.
Dans cette putain d’usine, on était tous comme dans un bateau, un putain de bateau. Il n’était possible d’en sortir, on y était dedans, on y habitait, on y était à l’aube et au crépuscule, on y était la nuit, on y était les jours fériés et on y était pendant les vacances… on y était donc bien plus longtemps (ça ne veut pas dire intensément ou difficilement) que les patrons lyonnais ou les ouvriers en majorité ardéchois. D’une manière ou d’une autre il fallait bien s’en accommoder.
Mais habiter, me dis-je, n’est-ce pas précisément s’accommoder d’un espace et, en quelque sorte, se l’approprier ? C’est ce qu’avait fait ma mère, à sa manière, avec la cuisine d’été ; c’est ce qu’avait fait mon père, à sa manière, avec la salle de réunion.
C’est résorber, en quelque sorte, un quiproquo, littéralement « réparer une injure ».
Là voilà, la putain d’usine : une putain de maison, la putain de maison-usine, elle est la raison même qui empêche de s’en séparer. C’est cette injure qu’il faut réparer, cet affront : personne n’en avait été averti au préalable, mais la maison et l’usine c’était tout-un. La maison l’usine, et l’usine la maison. C’était chez nous, partout. C’était ça la maldonne. Et il aurait fallu faire avec.
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