Pour affronter ce travail qui débute, après une visite de courtoisie en septembre, le 23 janvier 2024, je vais commencer, bien évidemment par réaliser un inventaire et, par conséquent, d’éditer un protocole d’étude, au moins pour les plantes et les végétations. Ce sera donc la Cartographie du site, des lieux principaux, et puis la sectorisation protocolaire.
Lorsque tu fais un inventaire, tu arrives le jour où tu arrives, et si tu as mal calculé ton coup, tu peux arriver trop tôt ou trop tard.
Par exemple, l’année dernière, je me suis rendu sur le site d’une étude dans les Alpes-de-Haute-Provence afin de débusquer la flore vernale, c’est-à-dire les premières plantes qui fleurissent à la toute fin de l’hiver, et dont certaines sont protégées. Les gagées, pour ne pas les nommer, petits bulbes aux belles fleurs jaunes, genre assez difficile dont les feuilles, notamment, sont quasiment invisibles. Elles étaient là. Lorsqu’en revanche, dans cette même session, je suis passé sur un site dans les Hautes-Alpes, c’est la neige que j’ai trouvée. Cette année, pour une étude dans le Var, très méditerranéen et donc précoce, je suis allé en février vérifier la présence d’un autre genre de bulbes extrêmement discrets et eux aussi protégés, les romulées et un ail minuscule, l’Ail petit-moly. Elles étaient là et, lorsque je suis repassé un mois plus tard, il n’y avait plus aucune trace de leur présence.
Ainsi l’inventaire est-il fonction des conditions de sa réalisation : s’il neige, si tu es mal réveillé ou si tu es malade, si tu t’es fâché avec un proche, si tu arrives trop tôt ou trop tard, tu ne verras peut-être pas ce que tu cherchais et, dans tous les cas, tu trouveras toujours quelque chose de différent.
Dans l’ensemble, les éléments les plus nombreux, les plus banals en fait, seront présents, mais tu perdras des informations subsidiaires, qui sont parfois du bruit, mais qui parfois ne le sont pas (comme des plantes protégées et fugaces).
À l’Imec, j’ai la chance de pouvoir venir à plusieurs saisons — ce qui n’est pas toujours le cas dans les études classiques, même si très souvent, on effectue plusieurs passages sur le même site, précisément pour ces raisons. J’aurais donc tout le loisir de voir l’évolution des végétations.
Mais cette contrainte protocolaire me paraît décisive ; et dans mon travail d’écriture, j’ai donc décidé de l’intégrer pleinement à la démarche. Un peu à la manière de l’improvisation musicale, l’appréhension de la contrainte ou, plus justement, de la circonstance ou de l’occasion, me donne le terrain commun, fertile, du texte. Parce que le vivant se débat sans cesse dans la contrainte, il me paraît nécessaire de l’intégrer comme une dimension fondamentale, constitutive.
Ainsi donc je trouverai les plantes que je trouverai ; mais je trouverai également les chercheurs que je trouverai — et c’est à partir de ces données que j’élaborerai mon compte-rendu d’enquête. Je l’ai dit souvent : il est difficile que ce qui touche au vivant et à l’humain en particulier ne relève du subjectif. Intégrer rationnellement cette dimension revient à mettre en cohérence les éléments de méthode. Permet de tracer un chemin, littéralement.
Aussi lorsque j’arrivai à l’Imec en janvier, je trouvai quelques plantes, quelques chercheurs, et l’une des réalités propres au lieu, à savoir l’exposition temporaire : c’était celle de Georges Didi-Huberman. Lorsque je vins pour la troisième fois, en mai, c’était celle de Jean-Yves Jouannais. Eh bien ce seront des guides pour mon travail, que je sois d’accord ou pas, que je les apprécie ou pas, qu’ils me touchent ou pas. Lors de mon deuxième séjour, en mars-avril, c’est Thierry Weyd et Stéphane Nowak, avec les élèves de l’école de beaux arts et de la fac que je trouve. Dans le printemps, je partage la résidence avec des collègues qui sont des amis : Arno Bertina, et Lucie Taïeb. À l’automne Antoine Mouton et Oliver Rohe. Et ainsi de suite. Chaque rencontre, chaque discussion, chaque échange, vient nourrir mon texte au final, les résultats de ma recherche comme les outils protocolaires ou méthodologiques.
Avant d’arriver à l’Imec, je me suis penché sur d’éventuels auteurs du territoire, qui sait ?: Robbe-Grillet donc (tiens donc, je l’avais passionnément étudié à la fac, pour m’en séparer totalement), Malherbe (Saint-Germain-la-Malherbe, lol), ou Raoul de Caen, qui écrivit au XIe siècle une Gesta tancredi, du Tancrède de la maison de Hauteville qui seront souverains de Sicile et de Naples.
Lorsque j’y arrive, on vient de faire entrer le fonds Henri Maldiney, phénoménologue féru d’esthétique, qui questionne, comme par hasard, le rapport homme nature et art nature.
Ce sont ces circonstances que je chéris et choie.
Le maître mot, le mot qui sert de clef, de clef musicale, le mot qui donne le ton de ces pages et de tous les mots que ces pages contiennent est donc le mot de circonstance.
Le mot n’est pas des plus jolis – occasion est plus fluide, et c’est lui que je place en titre – mais il dit le projet et ma présence en ces « murs ». Ou « hors les murs » nous y reviendrons.
Circonstance, étymologiquement, c’est ce qui se trouve ou se tient autour.
Occasion est aussi plus séduisant (c’est le cas de le dire, l’occasion étant entre autre ce qui porte au péché), qui dérive lui de occasio et de occidere, ce qui tombe à propos, moment favorable, temps propice.
Le « autour » de circum-stas me plaît, en cette occasion, d’autant qu’il est attesté ca 1220 dans la Queste del Saint Graal, ce qui ne pouvait pas mieux tomber : le graal tant convoité (questé) et rarement débusqué (sauf en ce volume, par Galaad), sinon par erreur, ou si l’on veut, par omission (par Perceval dans le Lancelot), voire par péché, carrément, les péchés de Perceval.
Et encore, une fois révélé, le graal disparaît, monte aux cieux, comme lorsqu’on monte vers le Cervin, disparaissant au fur et à mesure de la montée, et disparaissant lorsqu’on se trouve au sommet.
Et l’occasion, celle de la seconde main, me plaît aussi, qui transforme ce qui arrive une première fois, le bon présage, en bien de peu de valeur ou de prix avantageux, confirmant par là qu’il n’y a jamais de première fois. Cette contradiction me paraît signifiante, dans ce travail que j’ouvre.
Si je place, enfin, sous la clef de la circumstantia ou de l’occasio, ces pages, c’est parce que tout ici, le sujet, l’objet, m’y obligent.
Invité à me pencher sur le dehors de ce dedans, littéralement : me mettre à genoux pour observer, nommer et lister des êtres vivants, souvent fugaces, éphémères ou ténus, qu’abrite l’enceinte de ce lieu, j’ai dû faire feu de tout bois. L’inventaire n’est-ce pas est toujours hic et nunc.