« L’IMMOBILITE » disait Ponge la semaine dernière, sous le porche de la maison de maître…
Ce qui est l’un des caractères du végétal, et l’une de leurs forces, l’immanence comme dit Francis Hallé, est également de manière peu intuitive un non-critère du vivant, tout en étant un critère discriminant de ce qui ne l’est plus, vivant : mort. Non pas même mourant (qui est un attribut du vivant), mais mort.
Mort bel et bien.
Mais voilà : je disais précédemment que le pigeon mort se cache pour mourir. Ce matin, un pigeon mourant s’est installé devant la porte du studio. Il ne bouge quasiment plus. Il semble porter une blessure à la poitrine.
Tout en douceur, il essaie de ne pas gêner. Mais il gêne.
Le mourant est un poids pour le vivant. Le pigeon porte ce poids dans tout son être, dans tout son corps de pigeon, pelotonné dans un coin de notre petit hall. D’abord il voit qu’il est vu, mais il n’en tient pas compte. Il reste là, c’est tout. C’est toute sa présence, disait Char du martinet. Mais le martinet est en vol et il crie, c’est toute sa présence et, d’ailleurs, s’il touche au sol, il se déchire, n’est-ce pas ?
Rien de tel pour ce pigeon, auquel tout à coup on s’identifie, satanés humains de langage. Toute sa présence être d’être au sol, il a touché au sol, s’est déchiré, et il est silencieux. Il ne bouge pas, ne crie pas, il saigne peut-être, et il se sait déjà mourant, mort.
Et d’ailleurs, le martinet, dans le ciel, un mince fusil va l’abattre, n’est-ce pas ?
Rien de tel pour ce pigeon, mort-vivant. Non plus mourant-vivant, mais vie-mourant.
Je suis sidéré. Oliver Rohe, qui est arrivé hier, est sidéré. On ne sait pas quoi faire de ce pigeon, je n’ose dire « notre pigeon ». C’est notre pigeon mort, que nous avons adopté, comme on adopte la mort à défaut d’autre chose, puisque c’est là « toute sa présence ».
Le problème du mort, c’est bel et bien qu’elle est là, visible aux yeux de tous. Je n’ose évoquer cela à Oliver, sur le champ.
La mort c’est « où as-tu mis le corps ? », ce corps encombrant, cette défaillance, dans l’ordre du réel, d’une aberration qui est la vie, et qui soudain se retrouve à s’invaginer elle-mêle, dit normalement, à se faire des nœuds. Le cadavre est une aberration puisque le corps est précisément ce qui est (ce qu’a inventé) le vivant.
Le vivant s’extraie de l’inerte, pour ma part j’appelle le vivant le sollerte1, et c’est déjà une erreur, un bogue. Le bogue c’est un cafard, un scarabée qui vient perturber le programme, la machine.
Une bogue c’est aussi une carapace, un dehors qui cache un dedans. Une armure2.
Une armure, c’est la mort, la rigidité de la mort.
Je suis sidéré : lorsque je sors de la maison, un peu plus tard, j’avais oublié le pigeon, mais il est toujours là. Je tombe dessus. On tombe dessus la mort. Il s’est déplacé, pour se cacher mieux, ou n’être pas dans le passage. Rien ne bouge. Il se tient sur une patte seulement. Que se passe-t-il alors dans le cœur du pigeon.
Je pense à la mort, la mort visible, la mort sous les yeux. Je pense à la responsabilité. Que dois-je faire. Je suis pétrifié. Que dois-je faire ? L’achever ? Mais je me dis, quelle part d’humanisme dans ce geste ? Quelle part de sensiblerie ? Veux-je soustraire la mort à ma vue ? S’il n’était pas là, à se tenir sur une patte, s’il était mort comme le pigeon d’hier, qui est mort, puis (mais) soustrait à la vue, par le faucon ou le gardien, il ne serait pas à ce point ce corps encombrant.
Dois-je appeler la SPA ? Mais je pense à tous les pigeons morts qu’on a vus cette semaine. La grippe aviaire, dit-on. Les pigeons valides qui profitent de la faiblesse des malades, et leur donnent des coups de bec. Je ne peux leur en vouloir, moi qui ne fais rien, reste pétrifié, sidéré, devant le spectacle de la mort.
Je voudrais oublier la mort, ou plus justement oublier ce corps mort, ce corps qui n’est plus un corps. Il est en quelque sorte plus facile de négocier avec des fantômes, qu’avec un corps moribond. Il gêne parce qu’il est précisément vivant. Il est là, il sent ma présence, je ne sais s’il peut me voir encore. Je sais qu’il sait qu’il va mourir. Il sait que je le sais. Il est désolé. Je suis pétrifié à l’idée de devoir l’achever et à l’idée de ne pouvoir l’achever. Cet être crée une brèche dans le réel, du moins dans ma conscience. Je n’ai pas de mince fusil pour l’abattre, à moins que le mince fusil ne soit que mon dédain, ou la ligne d’écriture.
Je me dis que si je l’achève, j’irai en quelque sorte contre le mouvement de la vie qui veut que ce pigeon meure. Si je l’achève il mourra, c’est un fait, mais il ne mourra pas de sa belle mort. Je ne sais pas quoi faire de ces pensées.
Je pense aux plantes qu’on piétine, aux plantes qu’on arrache. Aux araignées qu’on aspire par phobie. Aux coquilles qu’on écrase par distraction. Je ne pense même pas à la chance. Je pense au hasard qu’est la mort. Qui vient sans prévenir, sans crier gare.
La mort comme une occasion.
Je reste pétrifié. Devant ce pigeon mort qui n’est pas encore mort, ce pigeon vivant qui n’est plus déjà vivant. Il sait que je sais. Et je sais qu’il sait. Il est désolé. Il voudrai se fondre dans le mur, ne pas déranger, ne pas apparaître. Il est tous les pigeons morts, puis il est tous les pigeons. Il est tous les oiseaux, y compris le martinet.
Il est immobile. Non. Il est l’immobilité.
Un mince fusil va l’abattre.
Il est ce cœur.