Une espèce, species : une entité parmi un nombre.
Un taxon, c’est un nom unique, c’est étonnant d’ailleurs comme les noms sont uniques sur des entités (parfois) nombreuses. Bizarrement, chez les humains, c’est le contraire : des noms en nombre limité, donc des tas de synonymes, pour d’innombrables individus tous différents. Oui parce que « nom unique » signifie infinité de noms.
Quand on nomme une espèce, on nomme un collectif : lorsque je dis que dans la prairie de l’Imec il y a force Fétuques des prés, je désigne bien Lolium pratense (ex Schedonorus pratensis, ex Festuca pratensis et bien d’autres), mais il y a une infinité d’individus, tous anonymes. Chez Homo sapiens sapiens, on a pensé nommer chacun des individus, c’est une drôle de décision, plutôt malpratique.
Avant d’aller plus loin : Festuca pratensis, Homo sapiens… mais c’est comme ça pour beaucoup de ces habitants, je note, par exemple :
- Urtica dioica
- Porcellio scaber
- Campylopus introflexus
- Falco tinnunculus
Tous ces noms latins (du système binominal inventé par Linné comme chacun sait) associent, en italique, comme un titre, un premier mot avec une majuscule, le genre, et un mot sans majuscule, l’espèce.
Les noms de genre sont soit des noms uniques (ortie, cloporte, perce-pierre, faucon), soit des choix aussi anciens plus ou moins métaphoriques ou métonymique, voire paronymique (Porcellio : petit cochon ; on appelle « cochons des caves » voire « cochons de Saint-Antoine » les cloportes, et ce dans pratiquement toutes les langues), soit des créations ex-nihilo de l’auteur (Campylopus = au pied courbé — processus très fréquent chez les bryophytes dont peu disposent d’un nom vernaculaire). Les noms de genre sont les vrais noms des plantes : on dira plus facilement une Ortie qu’une Dioïque, un Cloporte plutôt qu’un Scabre.
Et c’est naturel, et c’est l’astuce de Linné, puisque les espèces étaient autrefois désignées par une phrase entière les décrivant, ce qui devenait ingérable ou bout de quelques dizaines. De fait, les noms d’espèces peuvent être assimilés exactement à des épithètes, c’est-à-dire des qualificatifs, des adjectifs (latin epitheton), un mot ajouté à un autre pour en préciser le sens (grec ἐπίθετον, neutre de ἐπίθετος « attribut, précision », de ἐπιτίθημι “ajouter”). Ce sont donc la plupart du temps des adjectifs simples, descriptifs de tout ou partie de la plante, de sa forme, de sa couleur, de sa taille, de sa texture, bref de tout ce qu’en perçoivent nos sens (vue, mais aussi odorat, goût, etc.) ; ce sont parfois des qualificatifs avec ce que j’appellerais un déplacement, infrataxonomique (comme Poterium sanguisorba, ex Sanguisorba minor, pour laquelle on a dû changer (pour cause de modification de la classification) le nom du genre en Poterium et dont on a gardé le nom de l’ancien genre dont l’espèce était la plus représentative, signifiant « Poterium qui est une Sanguisorbe » ; ceci étant possible également en dehors des changements de genre : Salix eleagnos, Saule (qui ressemble à un Eléagne », éléagne ou olivier de Bohème qui appartient à une autre famille que les saules), ou extrataxonomique comme Falco tintinunculus littéralement « Faucon (qui ressemble à une) crécerelle », ou soit enfin des attributs géographique (Rosa gallica, « Rosier de France ») ou autre (Lotus delortii, « Lotier de Delort, nommé en hommage à Delort »).
Je reviens à la décision de donner un nom aux individus, propre à l’espèce humaine. On note que seuls les humains donnent des noms à tout ce qui les entoure, et c’est normal puisque c’est la principale distinction des humains par rapport à tout le reste du vivant, et on note aussi qu’aujourd’hui ce classement, qui n’est pourtant pas le premier, est universellement admis, et qu’on voit mal comment on pourrait lui en substituer un autre. Sauf bien sûr à ce qu’une culture non-occidentale prenne le pouvoir que les Occidentaux ont acquis sur le reste du monde. Les classifications vernaculaires ne sont évidemment en rien moins précises, détaillées ou complexes que « la nôtre ».
Cette liste infinie… voire ce listage infini, n’est-elle pas un perpétuel catalogage ? Le nom lui-même n’est-il pas un outil (voire un symptôme) de l’archive ? Nommer pour conserver, mais conserver pour retenir, contenir, posséder ? La taxonomie végétale était à peu près stable à la fin des années 80 du siècle dernier, mais de nouvelles ambitions analytiques et la génétique en ont décidé autrement : il est à présent possible de découper une dizaine d’espèces de ronces, d’alchémilles ou de pissenlits en des centaines et des centaines d’espèces, au prétexte que celle-ci sont apomyctiques ou bien à la faveur d’un détail morphologique récurrent…
Se pose alors la question du concept d’espèce, entendu naturellement comme collectif, et son opposition ou du moins sa distance avec celui d’individu (« qu’on ne peu diviser »). On peut donc diviser à l’infini des espèces jusqu’aux individus et si cela est le projet de la science actuelle, on ferait bien de se poser la question des raisons, politiques, idéologiques, sacrées ? de cette perpétuelle (infinie) individuation.
Là encore, on arrive à des absurdités logiques : il pourrait y avoir une archive totale, un musée de toutes les choses, de tous les êtres et de toutes les dimensions de ce monde, et qui se comprendrait lui-même, dans un fantasme borgésien (et psychotique, sans doute), un musée où il n’y aurait plus aucune distinction, plus aucune intensité possible, plus aucune singularité, un musée des atomes, voire des particules, je veux dire des véritables individus, puisque telle est, semble-t-il l’unique valeur de notre monde néolibéral.