Retour à l’Imec pour une dernière phase avant l’été.
Je repasse les herbes de tout le domaine, je note les nouveautés, les estivales — en particulier, belle croissance de Picris, de Crépis et tout une jonchaie naine de Joncs des crapauds. D’ailleurs, ainsi, les bêtes : la nichoule, comme on dit chez moi, l’effraie, vient côtoyer le crécerelle ; des chiroptères, encore non identifiés, viennent concurrencer les hirondelles dans le petit crépuscule ; et surtout, surprise numéro un, un crapaud accoucheur, justement, se tient près du bassin du jardin, bassin d’ailleurs plein de spirodelles et d’ostracodes — tout aussi inattendus.
Crapaud accoucheur, le bien nommé, Alytes obstetricans, l’alyte maïeuticien… qui nous renvoie d’une part à la thématique qui justifie ma présence ici, le vivant, d’autre part l’objet peut-être plus précis, ou tout du moins toujours plus précis, de mon « rendu » de résidence, la naissance du texte.
Crapaud contextuel, supplément d’âme (ou génie du lieu), diable, crapaud textuel, crapaud qui produit du texte, n’est-ce pas précisément l’image juste ? Le mâle de ce crapaud tient les œufs de sa portée, chapelet attaché à ses pattes, et les protège, c’est assez inattendu.
Inattendu est le vivant. J’arrive à l’Imec un lundi soir, et, inattendu, la soirée d’équipe estivale, barbecue, pétanque, etc. J’apprends en outre que se tient cette semaine le séminaire annuel des traducteurs de Derrida.
Nouvelle surprise, nouvel inattendu. L’occasion, donc, de rencontrer, vingt ans après la disparition de Derrida, son biographe Geoffrey Bennington, Pascale-Anne Brault, Peggy Kamuf, Michael Naas, parmi d’autres avec lesquels je n’ai pas eu l’occasion d’échanger, ainsi qu’une série d’étudiants aussi passionnés que passionnants et alors qu’ils viennent bosser sur la traduction du texte qu’en février j’ai lu, l’ayant découvert alors : le séminaire La vie-la mort.
Une surprise à cause de cette date anniversaire, déjà, et puis, puisque je suis à l’Imec pour parler d’archive et d’inventaire, et alors que j’avais réservé la consultation du dossier de Mal d’archive, de devoir me confronter, en quelque sorte, à mon propre passé, un passé qui me semblait révolu (tel que décrit dans Quelque chose s’est passé) et en quelque sorte doublement révolu, puisque ce temps m’est à présent lointain, et celui qui le vivait n’est plus, cet enfant d’alors qui avait ses deux parents, ce n’est pas moi aujourd’hui, qui ai en quelque sorte abandonné Derrida (trahi ?) et qui n’ai plus aucun parent vivant.
Et c’est une nouvelle surprise, cette nécessaire confrontation à soi, alors même que je tâche à grand peine à imaginer Derrida lecteur de soi, c’est-à-dire un Derrida plus philologue que philosophe, et en fin de compte, plus écrivain que philosophe.
Or ces questions sont précisément celles de Mal d’archive, où le « problème » du-père-et-de-la-mère (à travers Freud) est central. Mais ce sont également celles de La vie-la mort de l’équipe citée ci-dessus, justement ici, à l’Imec. Derrida y parle, à travers Nietzsche, du père et de la mère, du père comme mort et comme la mort et de la mère comme la vie, la vivante1.
Donc, en tant que je suis mon père, je suis mort, le mort, la mort, en tant que je suis ma mère, je suis la vie qui persévère, le vivant, la vivante. Je suis mon père ma mère et moi, mon père ma mère et donc mon fils et moi, la mort et la vie, le mort et la vivante, etc. Voilà qui je suis, « ich bin der und der », cela veut dire tout ça et on ne peut entendre mon nom si on ne l’entend pas comme celui du mort et de la vivante, du père mort et de la mère qui survit, qui m’aura survécu et enterré, d’ailleurs, car la vie vivante m’aura enterré, et le nom de ma vie vivante est le nom de la mère, le nom de ma vie morte le nom de mon père.
Je garde pour un prochain texte la descente en ce texte dense, et dans l’autre, et ne le cite que pour cette occasion. Ce sera l’occasion d’une nouvelle occasion, d’ailleurs. Mais je veux souligner ici simplement à cette étrange corrélation du vivant, de Derrida, et de l’archive. Et cette étrange identification, non seulement de soi à ses parents, de soi à un autre, mais de soi comme moi comme un Derrida. Derrida la Vivante. Et j’ajouterais ce mystère, que j’ai tenté ailleurs de cerner (La vie) : la mort-vivante.
Comment mieux débuter, littéralement « écarter du but la boule d’un autre joueur », alors qu’à ce barbecue déjà Jean-Luc nous convie à une pétanque collective, comment mieux débuter cette nouvelle semaine ?