Aaah, petit café fait du bien à la tête la tête elle dit il est où petit café ? et quand elle l’a petit café la tête, elle peut travailler. Travailler est important aujourd’hui travailler tient debout. Et aussi le reste. Alors comme ça aujourd’hui c’est la pluie qu’on nous sert, ah bé, nous on prend, on prend ce qu’il y a on prend ce qui nous est servi, on n’est pas difficile, il ne faut pas baisser la tête et ses oreilles il faut, il les faut, et il les faut ouvertes, grand’ouvertes. Aaah mais demain est dimanche et nous voilà encore sur terre c’est une bonne chose on est chanceux quand on n’a pas de tête on a des jambes mais toi tu as la tête plus que les jambes, ah bé, c’est comme ça, nous on prend.
Nello Siono fut ainsi reçu alors qu’il venait de commander un café dans un baretto des avenues grises aux voitures nombreuses. Il revenait du travail à pied, et regagnait le centre.
Il n’aimait pas ce quartier, mais le connaissait peu. Il venait de terminer un chantier dans l’une des nombreuses villas bourgeoises qui le constituent, séparées les unes des autres par d’antiques jardins aux arbres sempervirents, et des couvents et congrégations amassés comme des corneilles autour d’un arbre mort, avec leurs écoles privées et leurs dépendances ceintes de murs immenses ; cet îlot huppé et arboré, qui dénote avec le reste de la ville, est d’un ennui compassé, simplement lacéré par des artères indifférentes, la plupart du temps bondées.
Aaah mais. Aaah mais on n’est pas grand chose moi j’ai deux mains qu’est-ce que tu fais avec deux mains ? tu travailles, c’est déjà bien quand on travaille on est encore là il faut bien réveiller la tête petit café t’aidera, aaah mais. Puis qui est là à nous attendre sous terre les petits vers, les petits vers ils nous attendent eux il faut bien travailler. Un homme avisé est à moitié sauvé. Remplis la tête et utilise les deux mains moi oh ! j’ai deux mains, petit café t’y aidera.
Il n’y avait personne dans le minuscule bouiboui qui n’avait sans doute pas bougé depuis la dernière guerre. Le comptoir était d’inox brillant, lustré par les milliers de mains et de coudes, de coups d’éponge, de sous-tasses, de journaux et de sacs passés dessus. La lumière était rare et ne permettait pas de distinguer toutes les provisions disposées ça et là sur des étagères de bois vernis devenu terne. De l’autre côté de l’avenue, il n’y avait pas de négoces ; de grandes murailles de pierre grise, soutenant la colline qui ici débutait, entravaient l’accès aux rayons du soleil. Au fond de la pièce, il y avait un demi-étage où se trouvaient les jeux d’argent, et ce qui ressemblait vu d’en bas à une table de billard.
Nello avait commandé son café et tout de suite la vieille femme avait commencé à lui tenir ce discours, d’une voix claire et haut perchée. Petite, elle était impeccablement vêtue d’une blouse et d’une charlotte aux initiales du bar, OO, pour Onesta Orsini, et il se dit que ce devait être son nom. Il ne savait pas si elle le regardait quand elle lui parlait, car ses yeux étaient comme fumés, dissimulés derrières d’épais verres sombres qui lui mangeaient le visage. Elle portait d’étranges bijoux qui la rendaient aussi élégante qu’inquiétante.
Aaah, mais.
Nello riait intérieurement et engagea lui aussi la discussion, encourageant la vieille qui repartait de plus belle dans sa logorrhée.
Et oui il faut travailler parce que quand on a payé le loyer, la lumière, le gaz, l’eau, les habits, les médicaments, les assurances, les taxes, il faut encore manger un petit peu. Ils nous saignent on est cuits. On est cuits ils viennent encore nous sucer comme des tiques les beaux messieurs. On est des robots, les gros messieurs les patrons avec des cravates ils nous font devenir des robots. Les gros messieurs décident c’est comme ça. Ceux qui décident ce sont les gros messieurs. Ceux qui décident c’est les gros messieurs eux aussi ils aiment petit café, mais ils aiment aussi les homards et les cigares. nous on est chanceux on est sur terre c’est pas toujours c’est pas pour toujours petits messieurs ou gros messieurs à la fin. Les gros messieurs avec leurs cravates ils croient qu’ils décident mais grâce aux dieux c’est pas eux qui décident les gros messieurs. Mais ceux qui décident ce ne sont pas les gros messieurs. Ceux qui décident sont tout petits. ceux qui décident ce sont eux les petits vers les petits vers adorent décider pour nous c’est eux qui décident. Ceux qui décident nous attendent ils sont là ils attendent on leur marche dessus on ne les voit pas ils attendent, ils nous attendent. Nous on est chanceux on est sur la terre. Mais à la fin c’est toujours pareil et c’est sous la terre que ça se décide, gros messieurs ou petits messieurs c’est les petits vers qui décident. Les petits vers ils ne boivent pas le café, ça non, ça leur fait mal comme les cravates ça leur fait mal mais dis-moi avec ta cravate tu fais quoi sous la terre ? Les petits vers ils savent eux, ils travaillent bien bien, bien comme il faut. Toi tu es de la tête je veux dire j’ai deux mains, petit café va te réveiller, il faut de tout pour faire un monde des hommes des robots et des petits vers, tu veux du lait chaud dans petit café ?
Ce qui était terriblement amusant dans les propos de la petite vieille, c’était de voir son visage demeurer totalement immobile, et ne dégageant aucune expression particulière sinon une espèce de rictus figé qu’on ne pouvait qualifier ni de sarcastique ni de joyeux ni d’ironique. Une fois le café servi, elle retourna s’assoir sur un tabouret de bar qui se trouvait derrière son comptoir, à proximité de la caisse. Elle était ainsi légèrement plus haute que le client debout, ceci à cause du plateau interne du bar, et cela lui donnait l’aspect d’une statue bouddhique enveloppée dans des couches de tissus synthétiques, et on aurait dit un gros perroquet, avec son air arrogant de je-sais-tout.
Lorsqu’il quitta les lieux elle le salua en plaçant ses mains ouvertes devant elle, comme si elle voulait caresser l’air ou les apposer sur une surface sacrée, en disant On se reverra vite, petit café.
Cette vieille folle l’avait bien amusé et il reprit sa route avec entrain vers la ville basse. Il riait, dedans. Il n’avait pas fait un kilomètre qu’il se rendit compte qu’il avait laissé son sac à dos au pied du comptoir, et il rebroussa chemin en maugréant. Il pénétra à nouveau dans le bar et la petite vieille, tout en descendant de son tabouret et regardant par en-dessous ses lunettes reprit tout de suite son numéro, sans sembler le reconnaître.
Aaah je vous sers un petit café (Pourquoi pas ?) Petit café fait du bien à la tête qu’est-ce qu’on est nous peut-être, aaah mais. Pas grand chose si on ne travaille pas comment on se tient debout il faut travailler. Oh moi j’ai cette main et cette main (montrant l’une avec l’autre) et puis après le résultat est le même qui se lève tôt vit longtemps et ceux qui n’aiment pas le pain je les tue.
Intrigué, cette fois, Nello commanda tout de suite un autre café, un café allongé. Il s’avisa de la présence de son sac et le plaça entre ses jambes devant le comptoir.
Aaah café long car longue est la journée, on ne s’assied pas deux fois dans la même eau, les mouettes nous le disent le chemin de notre vie, elles le dessinent dans le ciel… Eh oui. Qu’est-ce qu’il nous ont mis comme temps de toute façon les patrons décident les curés et les patrons de la salle engeance tout ça mais nous — pauvres de nous — qu’est-ce que tu veux qu’on fasse. Aujourd’hui c’est dimanche et le dimanche est toujours le dimanche. Passera personne.
Ainsi était-elle folle. Elle avait dû passer des années et des années derrière ce comptoir, sacrifier son âge dans un bar de périphérie trop petit ou trop éloigné de là où se passent les choses. La vieille ressassait sans cesse les phrases de sa vie, mâchées et remâchées jusqu’à l’écœurement — enfin jusqu’au délire, dans ce cas précis.
Bien qu’il était distrayant de l’entendre déblatérer ses discours sans queue ni tête, quelque chose retenait Nello dans un domaine plus inquiet, peut-être était-ce sa bouche, peut-être le contenu de certaines phrases. Contraint par le temps, il dut finalement quitter la vieille folle en se promettant de revenir la voir.
Tout le ciel sur nos têtes il faut bien quelque chose pour les calmer. J’étais mariée à un homme, j’avais deux mains, qu’est-ce qu’on peut faire, on se marie, on fait des enfants, ça recommence, et on travaille nous les petits vers ça travaille ça travaille. Aaah mais. C’était le fils d’un voisin, à cette époque et là-bas, on faisait ça tout le temps, celui qui ronfle dans sa maison, il ronfle tout pareil dans la maison des voisins, c’est tout pareil et comme ça tout est bien. Oh ! J’ai deux mains, si celle-ci ne répond plus alors celle-là qu’est-ce qu’elle ferait ? elle ne saurait plus quoi faire, il faut travailler. Travailler fatigue et tout est bien rangé, aujourd’hui les gens sont désordonnés il fallait travailler oh ! j’avais deux mains. La fatigue c’est bon pour éloigner les vers les petits vers sont allergiques à la fatigue parce que la fatigue respire. Un bœuf un chien la fatigue c’est bon pour éloigner les vers les petits vers sont allergiques à la fatigue parce que la fatigue respire. Un bœuf un chien. Un bœuf un chien qui dort tu les vois pas bouffés par les vers. Pareil pour un ouvrier jamais les ouvriers n’ont été bouffés par les vers après oui mais pas pendant qu’ils travaillent, il faut travailler. Travailler fatigue et fatiguer est bon. Toi tu vas fatiguer. Ah bé. Personne passera. Aujourd’hui c’est dimanche et dimanche sera toujours dimanche. Curés et patrons je les tuerais tous.