Les traces qu’il suivait n’étaient pas différentes. Longues, striées, la terre les recueillait, les absorbait, ou les avait recueillies, absorbées, comme un parchemin. On pouvait même voir plus loin d’autres traces, le point de vue piqué à l’horizon d’un soleil froid laissait voir d’autres traces.
Il marchait lentement, attentif aux traces, à l’espace, immaculé qui les séparait et qu’elles encadraient. Il marchait depuis plusieurs heures, mais les traces, il venait de les remarquer. Comme si elles venaient de nulle part.
Elles venaient pourtant bien d’un lieu précis, on pouvait aisément concevoir qu’elles provenaient d’un endroit précis, non quelconque, de droite ou de gauche, qu’elles avaient changé de direction à un certain point, de sorte qu’il parvienne à les suivre, lui qui suivait le même itinéraire depuis des heures. Lui suivait le même point, et c’était l’horizon rougi.
Il avait traversé une route, peut-être était-ce de là que venaient les traces, mais en ce cas il ne les avait pas remarquées tout de suite. Cette piste, à peine goudronnée — disons que si elle avait été goudronnée, c’était il y a de cela des lustres, et l’asphalte avait été bousculé, englouti par une espèce de sable, sable qui portait les callunes de la mémoire ; si des morceaux entiers de piste avaient été enlevés, c’était par qui, pourquoi, et où avaient-ils pu finir ? — , était droite et longue (elle avait deux horizons elle aussi), comme son chemin à lui, comme les traces, et certainement elle venait d’une ville, menait à une autre ville. Aussi loin qu’il avait pu projeter son regard, à droite, il avait pu apercevoir deux ombres frêles et tremblantes, qui semblaient deux panneaux indicateurs, et qu’il n’avait pu lire compte tenu de la distance. Il pouvait tout aussi bien s’agir d’arbres, de piquets, ou même de voyageurs, ou d’animaux sauvages, rien ne permettait d’en être sûr. Puis il avait traversé.
La piste est nettement de sable, je veux dire que c’est bien le sable qui composait son fil, et c’était étrange d’après la conformation des alentours, certes recouverts de lande et piquetés d’arbres grêles, des pins peut-être, qui proposaient au regard quelques blocs erratiques de grès, épars… tout ce sable semblait exagéré. Mais marché dedans était agréable, et si sans doute cela ralentissait l’allant (tout en forçant indistinctement la fatigue — ce qui sera payé ultérieurement certainement), cela semblait porter, comme un minéral coussin, cela faisait avancer, poursuivre.
À ce moment précis de ses pensées, il entendit un moteur au loin, à la manière des voitures qui dans le calme vrombissent un moment puis résonnent indéfiniment jusqu’à se fondre au paysage. Mais comme il ne vit rien devant lui, et qu’il ne se détourna pas de son chemin, il ne perçut rien d’autre que ce signe, qui aurait tout aussi bien pu être une variation du paysage. Il déduisit en aparté que la voiture pouvait être sur une autre route — ce qui indiquait la présence d’une autre route que la route traversée — et qu’elle avait pu passer de l’une à l’autre route, c’est-à-dire qu’il y eut, en un certain point de l’horizon une intersection. Il chassa ces pensées au moment où le ronflement eut totalement disparu. Il se remit attentivement à suivre les traces.
De toute manière, il avait le temps, et il pouvait se permettre de suivre les traces jusqu’à ce qu’elles mènent à autre chose : elles mèneraient forcément à autre chose. Il avait le temps et s’il n’aimait rien moins que le grondement sourd indiquant le possible passage de véhicules, qui brisaient la sérénité de cet espace, et découpaient d’une certaine manière l’espace en lui-même, il appréciait marcher sans contrainte, sans véritable but se rendre chez quelqu’un, faire des achats, aller travailler…) Simplement errer.
À présent le soleil disparaît derrière son chemin, et la nuit s’établit. La lune se voit mieux ; elle était déjà là, mais à présent elle s’affirme. « Cela signifie-t-il la fin de mon parcours ? » se demandait-il. Mais les traces n’avaient mené à rien, jusqu’à présent. « Dois-je persévérer ou m’asseoir et attendre que la lumière reparaisse ? Non, absurde. Je ne céderai pas si près du but — je le sens. D’ailleurs ce mouvement de perles que je vois là-bas indique une implantation, et ces lumières tremblées sans dote une fumée. Une habitation la produit. » Et il regarda au sol les traces, qu’à présent il discernait plus mal. Il lui fallait aller plus lentement, pour ne pas s’égarer. Mais il lui fallait également hâter le pas, pour ne pas finir perdu dans la nuit noire. Il marcha, instable, le nez au sol.
À un certain point les traces disparurent — et il s’en voulut beaucoup.
À un certain point, elles réapparurent, et il en fut soulagé.
À un certain point elles se multiplièrent au point qu’il devint impossible d’être certain de suivre les bonnes, les bonnes traces, ses traces.
À un certain point, comme une éclosion de roses, elles partirent de tous côtés, mais alors on distingua une maison. Une petite cabane comme un gîte, au toit de chaume ou d’ardoise, rustique en tout cas, s’élevait à main droite, un peu en retrait. Des voitures étaient là, de biais, en arrières, à peine visibles, noires — rien n’indiquait qu’elles fussent fonctionnelles ou qu’elles furent utilisées récemment.
La route qui les portait devait être de l’autre côté (les voitures, la liberté ! sauf à disposer d’une route !)
Une musique des bruits de vaisselle qu’on entrechoque, des rires, des voix s’échappaient de là-dedans et il eut soudain l’impression d’être un voleur. Il traversa tout droit l’espace plus ouvert devant la maison et retrouva subitement la paire de traces solitaire, solitaire, débarrassée de tout le brouillage qui l’avait gênée aux alentours de la maison.
Il résonna ainsi : « Si j’entre et jovialement me présente te m’installe parmi les convives, j’aurais l’air d’attendre quelque chose, d’être payé en retour, d’être venu chercher quelque chose. Et comme je n’ai pas fait de bruit en approchant, qu’ils n’ont pas été avertis de ma présence (bruit de moteur, de pas, de voix, claquement de porte, courrier, coup de téléphone) ils pourraient effectivement me prendre pour un intrus ; et je comprendrais bien leur réaction. »
Il résonna également ainsi : « Je vais suivre encore les traces et si elles se perdent dans la nuit, je rebrousserai chemin et à la lumière de cette bicoque j’aviserai. Mais je vais poursuivre tout droit et dans la même direction. Si ces traces mènent à quelque chose, elles n’auraient su être distraites par ce brouhaha et ces éblouissements. »
La lune avait maintenant une belle couleur ocre, elle éclairait doucement les traces, qui se voyaient mieux à présent que d’une part la nuit avait fondu les écarts et que les arbres dessinaient une espèce de sentier autour d’elles, sentier par ailleurs illuminé par l’astre. C’était frêle signe mais c’était toujours quelque chose.
Au loin il vit une lumière jaunâtre, ou orangée plus exactement, mais il ne la distinguait pas bien car le brouillard était tombé qui mangeait et calfeutrait chaque saillie, chaque accroc, chaque caillou. Le brouillard bavait sur tout. Il avait du mal à marcher, aussi, parce que le sentier devint plus rocailleux et en pente. Il n’entendait rien (il aurait voulu préciser sa vision d’une autre manière). Il était loin de la lumière, finalement, car il marcha ce qui devait être une bonne vingtaine de minutes avant que celle-ci ne se décide enfin à s’approcher de lui. La lumière ! Disons plus justement une idée de lumière, une « envie de lumière» comme justement il avait lu quelques jours auparavant.
La lumière était floue, à mesure qu’il approchait, à gauche comme les panneaux plus tôt dans la journée. Il se dit qu’il devait être tard, dans les huit heures du soir, et qu’il marchait au moins depuis trois heures. Mais il n’était pas fatigué, et même au contraire plein d’une vivacité renouvelée, presque joyeuse.
La lumière était à portée de main, ou presque. Il décida de ne pas dévier sa trajectoire, et continua tout droit. La preuve qu’il n’était pas loin, qu’il était presque rendu (la preuve en tout cas qu’il cherchait) n’était-elle pas justement cette lumière, qu’il dépassa et laissa derrière lui, ainsi que la “forêt” qui s’était formée et qui elle aussi resta bientôt derrière lui.
Il rencontra en effet peu après une route, une piste à peine goudronnée, droite et longue de part et d’autre, qui sectionnait perpendiculairement son chemin. Il traversa la route et retrouva les traces. Il vit alors qu’elles étaient deux, comme si l’une poursuivait l’autre.