Chapitre 9
Le soleil levant venait agripper ses doigts aux persiennes et se tranchait sur elle pour s’effiler sur le plafond, les murs et le pavement de graniglia. C’était une ligne interrompue, une stalactite qui occupait le tiers supérieur de la chambre. Et puis d’autres formes se trouvaient brisées sur telle ou telle paroi. De grands flocons de neige, des lueurs fugaces, aussi acérées que fragiles. Leur migration était lente, mais dans les aléas du sommeil elles avançaient parfois d’un coup, jusqu’à ce moment où le dos ne supporte plus d’être allongé. Encore une journée qui commence tôt, pourquoi cette fatigue ne se contente-elle pas du sommeil, quelle sorte de nourriture fallait-il lui donner pour l’assouvir ?
La mer dont on ne voyait qu’un petit morceau par la fenêtre était encombrée par un ferry-boat qui occupait tout l’espace. Il semblait si près qu’on avait l’impression qu’il allait venir se fracasser sur les immeubles. Ce qui créerait un peu d’animation. Le soleil était à présent déchiré par l’horizon, là où se mêlent les éléments, les souvenirs et les monstres.
Quand T. était là hier, Carlos Futuna avait retrouvé un peu de son sourire, celui qui dessinait de petites et nombreuses rides autour des yeux. Elle avait amené l’un de ces vins âpres qui à la fin du premier verre ont dégrisé les murs et dépoussiéré l’os de l’âme. Ils avaient dîné de calamars, de légumes frits et de baccalà qu’il avait ramené du port.
Elle avait déposé peu à peu les tissus qui la dissimulaient et ils s’étaient lovés dans la fraîcheur de la nuit et dans leur fraîcheur à eux ; celle, désabusée, de l’une, et celle, mélancolique, de l’autre. Un beau couple qu’ils formaient ces deux-là. Ils étaient faits de la même étoffe inquiète, dont la ville s’enveloppait, la ville dans ses meilleurs moments. Leur rencontre avait été hasardeuse, et hasardeuse encore la manière dont ils se retrouvaient chez l’une ou l’autre, ou ailleurs. Ils étaient deux voix contrariées par un mal plus ancien encore que la nuit des hommes, lorsqu’ils décident, à leurs risques et périls, de se rassembler en ronde urbaine.
Leur commerce était fermé, leurs voyages figés, leurs habitudes perdues. Il y avait peu de raisons qu’ils restent ici plutôt que là, fondamentalement je veux dire ; ils échappaient aux règles communes — on l’a dit — et se forgeaient leur propre reflet — en se faufilant dans les artères et les ruelles, dans les météos les plus diverses et essentiellement le silence de leurs peaux.
En s’habillant, Carlos Futuna se dépiautait la nuit, désenfourchait son grand cheval, et redevenait une silhouette écrasée, écrasée par sa chemise, écrasée par le soleil ou le vent, écrasée par cette irascible veine de poix qui le maintenant fermement au sol.
Il se dégondait ainsi péniblement quand il vit vibrer son téléphone cellulaire sur la table, qui lui faisait faire cette petite danse ridicule, avec son souffle grommelé. Dehors l’aube s’était complètement déchirée après le passage de l’énorme bâtiment, et la mer était toujours là, épaisse, dense cobalt.
[numéro inconnu] lui demandait de venir à la sortie (à l’entrée !) de l’autoroute est, celle qui doit se pencher très fort pour descendre de sa rampe perchée dans les nuages.
Non sans manger une orange, sur la route du café, il lisait et relisait le message. Il aurait pu appeler mais n’en avait ni le goût, ni tellement le temps, puisque le rendez-vous avec [numéro inconnu] était à moins d’une heure. Le café était vide, et lorsqu’il commanda le café amer tout en jetant les épluchures d’orange à même le sol jonchés de tickets de caisse piétinés, la tenancière lui dit — ou bien comprit-il mal — les mensonges ont les jambes courtes, n’est-ce pas ?.
— Pardon, vous dites ?
— Un café serré ? Ah oui, on ne sait pas ce que va nous réserver le temps aujourd’hui. Peut-être la pluie. Il en faut. Ou le soleil. Ça nous ferait du bien.
Carlos Futuna qui n’avait pas prêté attention au devenir du jour depuis le réveil, essentiellement caractérisé par le départ de T., se tournant vers la vitrine, constata en effet que la lumière indécise ne tenait pas qu’à l’heure matutinale mais conditionnait déjà le jour (et son théâtre de gestes et d’ombre).
En effet cette journée ne présageait rien de grandiose. Le soleil était gris, ne parvenait pas à percer ce qui semblait tenir plus à un entre-deux figé qu’à une réelle masse nuageuse — fût-elle bêtement tôt cueillie.
Inutile de songer à prendre les transports en commun, pour un tel lieu, il fallait la voiture. Mais la voiture était perchée dans les hauteurs et, pour s’y rendre, Carlos Futuna dut faire un effort supplémentaire, inédit, sur les petits pavés moussus, rendus glissant par tout le reste, comme une vengeance personnelle, des muletières qui cisaillaient les gros blocs d’immeubles. Lorsqu’il y parvint, il constata que son rétroviseur, qu’il avait oublié de replier, pendait de manière ridicule, retenu par presque rien. Un œil en moins. Mis à part ça, la voiture possédait encore ses pneus intacts, et les roues pour les porter, et elle était là. C’était plus qu’il n’en fallait pour redescendre, à la manière d’un skieur, tous les lacets que la montée avait saignés. Virages acérés et gymkana entre les bus courts mais pressés, les piétons rares, et les autres voitures garées, elle, avec leurs yeux repliés. Un bout de ligne droite et retour aux virages, mais ceux de l’autoroute cette fois-ci.
Au lieu dit ou compris du message de [numéro inconnu], le soleil avait finalement décidé de s’en tenir à une présence minimale, n’insistant ni sur la lumière ni sur la chaleur, ce qui rendait la désolation plus frappante encore. Rehaussé sur une espèce de banquète au-dessus de la vallée largement équipée de centres commerciaux et même d’usines, d’échangeurs divers et autres flux routiers et ferrés, vallée d’où parvenaient les sons affairés et sourds du trafic, la sortie d’autoroute étaient engoncée, étroite (une seule cabine automatique) et jonchée de détritus divers : meubles brisés, arbres et autres déchets verts, emballages nombreux, éclats de caoutchouc provenant de véhicules, verre brisé, et ans doute, ça et là, quelques tissus perclus, cadavres d’animaux inquiets, une cassette audio ayant déjà dégueulé une partie de ses entrailles magnétiques.
Des voitures allaient et venaient, pas trop vite cependant, étant donné le péage, mais le bruit était tout de même assourdissant, redoublé par l’entonnoir rouillé de la vallée. Contre la falaise de la montagne, corsetée d’un grillage épais destiné à retenir les blocs qui pourraient venir exploser un pare-brise ou écraser un capot, et dont certains s’étaient accumulés à mi-hauteur, provoquant une espèce d’abcès au filet pourtant démesuré, il y avait quelques places où Carlos Futuna se gara. Il attendit ainsi en se roulant la première cigarette du jour, le café ayant réveillé des aigreurs qui semblaient pilotées par le flux des véhicules. Lorsque passait un camion, c’était presque la nuit qui revenait ; il écoutait de la musique, un vieux disque de post-punk qui faisait partie de la petite collection portative de la voiture. Rien ne se passait et personne n’arrivait, et Carlos Futuna pensait à T.
A ses seins. Aux petits seins de T. Seins qu’il ne pouvait saisir, tant ils étaient petits. Il pensa aussi à sa peau, qui dénotait, sur lui, tant elle se nourrissait aux racines mêmes de la terre. Ou bien ce sont ses cheveux, sa toison, qui viennent dégouliner sur sa peau qui est un buvard. Sa toison, ses poils, étaient en effet d’un noir brillant, plus profond que l’obsidienne ou le fond des mers, et c’est probablement à leur encre, mêlée de sueur, que s’abreuvait sa peau. Sa peau elle-même était brillante, non pas huileuse, mais doucement lisse… Mat en fait, ce qui est contradictoire. Lorsque, docile (mais prudent), l’esprit de CF se dirigeait vers les échafaudages naturels qui viennent d’une relation, de grandes herses jaillissaient de la terre de son cerveau, plus rien, le vide, le vide sidéral. Il n’y avait pas d’avenir à cette histoire, avec T., en tout cas Carlos Futuna ne voulait (ne pouvait ?) franchir ce qui qui fait — somme toute — l’univers mental et physique du quotidien : un habitacle de voiture ; le pas d’un jour ; une chemise parfois ; une couverture de brume. Celle-ci à présent commençait à vaincre sur le manque de courage du soleil. Au fur et à mesure la vallée disparaissait, noyée dans la brume qui avalait du même coup les sons. Quelque chose montait d’elle, de poisseux, de fuligineux, d’arachnéen.
Si bien que Carlos Futuna eut un sursaut lorsqu’une main vint toquer à sa fenêtre, alors qu’il n’avait vu s’arrêter aucune voiture à ses côtés. La main était un peu crispée — sans doute par le froid glaçant — et chaque phalange était tapissée de poils très noirs eux aussi, pratiquement jusqu’à l’ongle. La main menait à un bras, couvert de la manche d’une gabardine, et l’un et l’autre appartenait à un homme d’une cinquantaine d’année, aux yeux rieurs et dont le bouche ressemblait plutôt à un orifice anal qu’à une bouche. Lorsque Carlos Futuna sortit de la voiture, mettant un pied au sol, celui-ci lui dit simplement : « Ne vous dérangez pas, je n’en ai pas pour longtemps. » Il avait un fort accent slave, et comme Carlos Futuna insista pour sortir tout de même, l’étranger referma brusquement la porte, écrasant ainsi la jambe à moitié sortie.