Chapitre 5
Il l’aurait probablement suivie, si elle avait été en mesure de lui dire : Viens, on part, on se barre, on quitte tout. Mais elle n’était pas en mesure de le faire. Il lui semblait qu’elle se battait contre elle-même et, bien qu’imperceptible, cette bataille se jouait continuellement sous la peau, avec une violence et un acharnement qu’on ne pouvait soupçonner de la part de ce corps menu.
Ne pouvant la suivre, il érigea peu à peu un monument à sa gloire, une espèce de stèle à sa mémoire, la mémoire d’une bataille décisive et pourtant perdue, la mémoire du courage perdu peut-être, car à quoi sert-il de dédier un monument à une défaite ?
En guise de bannières et décorations, il ne possédait pas grand chose : une étoffe oubliée dans une nuit (la première, la dernière, on ne sait plus), une ribambelle de messages insaisissables et d’ailleurs le plus souvent susceptibles d’être mal interprétés (les envois étant perdus, on ne détient que les réponses), textes écrits dans la langue vernaculaire des amants qui espèrent échapper à l’ordre commun du langage.
Illusions ! Tout n’est qu’illusions ! Les mots, les corps des amants ! Rien n’existe ! Rien ne sert à rien et rien n’existe1 !
Lorsqu’il la voyait enfin, c’était comme s’il la voyait au passé. Elle surgissait d’un rêve. Elle faisait comme bon lui semblait, pouvait disparaître des mois sans laisser de trace ou, lorsque lui n’était pas sur place, l’appeler au contraire tous les jours, plusieurs fois par jour (c’était moins souvent). Elle débarquée cernée de souvenirs, que c’en était long à défaire. Le hasard les avait placés l’une sur le chemin de l’autre, et ces chemins se croisaient parfois à nouveau. Ils avançaient attachés à leur passé, ils ne parvenaient pas — ils ne voulaient pas — à s’y soustraire, et ils y souscrivaient, superstitieux. Ils se trimballaient une ribambelle de colifichets théoriques plus ou moins fumeux, qui les encombraient plutôt et faisaient fleurir leur nature inquiète.
Essentiellement deux solitaires, aveugles, détachés des préoccupations communes de leurs semblables, ils n’avaient pas de famille et n’en voulaient pas, ils avaient très peu d’amis proches, qui d’ailleurs ne se connaissaient pas, et fuyaient comme la peste tout le domestique. Elle, ballottée par de grands vents magistraux, contradictoires ; lui toujours pressé ailleurs. Ils ne pouvaient que se croiser, ils se croisaient pourtant, ils se croisaient donc. Il leur arrivait de penser, ensemble à déguster du poisson de roche, ou chacun dans son intimité (douche, table de travail, contemplation de la mer depuis le train) qu’ils n’auraient pu se rencontrer sans leurs vies sans queue ni tête, leur chaos de vies — chaos avec toutefois une esthétique et un ordre secret — que seul lui avait permis cette succession de croisements, comme les ronds dans l’eau, le ballet des feuilles dans le vent ou je ne sais quoi. Pas une fatalité, de toute façon, et jamais de rendez-vous.
Remonter la rue. Celle qui va de l’église à l’hôtel de ville, par en-dessous, par les lieux étroits et sordides. Ad augusta per angusta. Passer au milieu des putes qui à cette heure sont pratiquement toutes dehors et tapent le carton aux carrefours. CF y trouve l’occasion de saluer celle qui se fait appeler Leika, sans qu’on sache bien ce qu’elle a voulu désigner dans ce surnom. C’est l’une de celles qu’il a pu approcher sans rougir, c’est très frais dans sa tête, en octobre il y a cinq années, c’était la seule blanche de la rue, et ses yeux, grands dieux, ses yeux l’ont de suite emporté dans des romans affadis aux îles désertes, aux villas avec atrium ou aux routes à motos, n’importe quoi.
— Salut petite chienne.
— Oh ! Futuna, tu es rentré ? Où tu cours comme ça ?
— Affaires…
— Ou une femme, ne me dis pas le contraire. Tu passeras prendre le thé un de ces quatre ? J’ai un millier de choses à te raconter.
— Pourquoi pas ? Les affaires, les tiennes ?
— Comme ci comme ça ; on va pas en gagnant.
— Tu me raconteras ; je dois y aller.
— Fais gaffe à toi beau gosse.
— Salut Amour.
— Grand con va.
Les autres observaient la scène plus ou moins avec un sourire en coin. Ces deux-là. Il vient jamais nous voir. Quelle pimbêche. Qu’elle est vulgaire, oui. Qu’est-ce qu’elle lui trouve. Il ne les connaissait pas toutes, ça. Souvent des nouvelles. Il passe entre elles en les toisant sous les Mais quel connard Mais quel connard, et revient finalement dans les avenues pleines de bagnoles.
Il remonte chez lui, par la voie lente. Par l’église Sainte Anne. Par les marches nombreuses et les muletières. Il faut marcher, il faut dépenser et user ce grand corps qui craque, le hâter, le bousculer, le faire rouler dans la ville comme un tonneau, parce que sinon c’est le bain chaud ou de façon nettement plus pragmatique la balle dans la tête ou le train en travers du thorax.
Dans le couloir aux odeurs d’urine et de minéral qui relie de manière tout à fait secrète et singulière le cloître de l’église à l’un des ascenseurs qui le dépose à quelques encablures de sa porte (il faut accéder à la place de l’église, puis y pénétrer, se rendre jusqu’à la gauche de l’autel où l’on débouche sur un petit cloître médiéval, que l’on contourne jusqu’à de petites pièces qui font antichambres et dans la dernière desquelles se trouve un premier ascenseur — il y a un tronc d’église pour l’entretien du système — qui vous mène au couloir qui lui-même conduit à un grand ascenseur récemment rénové, ou poursuit sous la montagne vers un autre quartier). Les boyaux, encore et toujours les boyaux.
Il sent bien la vibration de son portable dans la poche de son pantalon, mais ne visionnera le message qu’une fois chez lui, désapé, un verre d’eau avalé, une cigarette roulée et allumée, devant la fenêtre qui surplombe la mer et le port.
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Toute la création est fiction et illusion. La matière est une illusion pour la pensée ; la pensée est une illusion pour l’intuition ; l’intuition est une illusion pour l’idée pure ; l’idée pure est une illusion pour l’être. Dieu est le mensonge suprême.