Réflexion sur l’obscur Ce qu’on entend par obscur, s’agissant de personne ou de faits, parfois mérite un surplus d’attention. En effet rien n’est plus obscur que ce dont on manque de témoignage. I.e. n’est pas forcément obscure une période ou une personne dont on n’a nulle trace. Qui dit que le haut Moyen Age est obscur ? Les premiers textes datent des Carolingiens, mais en fait, nous n’avons que très peu de textes avant l’an Mil, voire le XIIe siècle.
L’époque des fiefs sous Charles le Chauve ou Eudes est obscure ? Moins que notre regard qui est aveugle. Nous ne savons quasiment rien de la vie des gens, du vulgum pecus de l’époque. Il n’empêche qu’une langue, une culture, des arts, fleurissaient aussi à cette époque.
Toujours le point de vue est fondamental : qui me comprend sinon moi-même seul ? Qui peut parler de médecine sinon un médecin ? Je cite Flaubert, qui m’entretient ces temps-ci, dans la vieille édition de la Correspondance (extraits) Geneviève Bollème : « J’ai été aujourd’hui à Rouen, exprès, chez mon frère, avec qui j’ai longuement causé anatomie du pied et pathologie des pieds-bots [cf. Madame Bovary, Chapitre IX, deuxième partie]. Je me suis aperçu que je me foutais dans la blouse (si l’on peut s’exprimer ainsi). Ma science, acquise de fraîche date, n’était pas de solide base. J’avais une chose très comique (le plus joli mouvement de style qu’il fût possible de voir et que j’ai pleuré pendant deux heures), mais c’était de la fantaisie pure et j’inventais des choses inouïes. Il en faut donc rabattre, changer, refondre ! Cela n’est pas facile, que de rendre littéraire et gais des détails techniques, tout en les gardant précis. » (Lettre à Louise Collet, Croisset, mardi, minuit [18 avril 1854], Préface à la vie d’écrivain, Le Seuil, 1963, p.174-175).
Là où le fait défaille, la fiction intervient.
A moins que… à moins que, comme on lit plus avant, « tout ce qu’on invente est vrai […] La poésie est une chose aussi précise que la géométrie. L’induction vaut la déduction, et puis, arrivé à un certain point, on ne se trompe plus quant à tout ce qui est de l’âme. Ma pauvre Bovary sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même. » (Lettre à Louise Collet, Trouville, dimanche 14, 4 heures [14 août 1953], Préface à la vie d’écrivain, p.141)
Le seuil, le « certain point », c’est là où la vérité est dépassée par la vraisemblance, et où des détails historiques sont bafoués par des mouvements de l’âme. On ne se trompe pas quand on parle aux hommes des hommes.
L’obscur n’est pas où l’on croit. Il est surtout le fait de celui qui regarde, avec trop de condescendance, des étrangetés à lui-même.
L’écrivain, lui, perce clair, et l’obscur est son royaume, comme le disait justement hier au soir Alain Fleisher chez Alain Veinstein.
Ô l’édifice qui chancelle…