Aussi bien avons-nous tenté d’escalader des montagnes, de franchir les océans, de quadriller les steppes et hanter les campagnes.
Nous avons consulté les augures, prié des icônes, jeté des sorts.
Nous avons épuisé les livres, accumulé les données, tracé des méthodes.
Mais rien n’y fit.
Et pourtant.
Et pourtant la vérité était là, sous nos yeux, comme le nez au milieu de la figure.
Pour ma part, pour donner un exemple qui vaut ce qu’il vaut, c’est-à-dire pas grand chose, je suis allé jusqu’au fond de la prairie, j’ai plongé mes mains dans le bassin du jardin, j’ai ausculté des murs les mousses et les lichens, dussé-je choir lourdement comme un animal pataud, j’ai lu tous les livres et compulsé avidement toutes les archives, j’ai ratissé chaque grain de sable du stabilisé mobile pour trouver toutes les annuelles sur lequel tous cheminent, j’ai posé des pièges dans les cellules pour les araignées, des filets dans les aires pour les insectes volants, oiseaux, les chauve-souris, j’ai posé des caméras nocturnes pour les mammifères, des plaques de tôle ondulée pour les amphibiens et les reptiles, j’ai tamisé la litière pour les êtres du sol, collemboles, cloportes, myriapodes et toutes sortes de vers, annélides ou autres larves d’insectes, j’ai gratté au scalpel les croûtes de fromages, les reliefs des enduits, les pores de la peau pour ensuite agrandir sous la loupe les films microbiotiques des uns et des autres, je n’ai laissé aucun recoin au hasard, je n’ai négligé aucune rainure ; j’ai déplié tous les dehors avec tous ses dedans putatifs, j’ai tout étalé, page après page, sur l’établis ou la paillasse de mon esprit…
et j’ai manqué le principal.
C’est le dernier jour que tout s’éclaira.
Jean-Luc avait reçu les résultats du laboratoire du bassin qui avait tué tous ses poissons, mais aussi les nymphéas, et chassé tous les gerris que j’y voyais.
Il y avait dans l’eau de l’eau noire, en quantité : plus de 30% de la composition de l’eau était de l’eau noire, c’est-dire de l’eau des enfers, de sorte que le bassin dans la cour de l’Imec étaient devenu un passage pour les enfers et le monde des morts. Mais cela n’était pas surprenant : les récentes pluies ravageuses, l’engorgement de la nappe, les aurores boréales, autant de signes d’une combinaison dimensionnelle des plans, qui devenait plus évidente, d’ailleurs, avec l’approche de la fête de Samain, la nuit du 1er au 2 novembre.
Évidemment, cette pièce d’eau n’est pas l’unique entrée du Tartare, puisque l’on connaît aussi le cap Tenare et le lac Averne, elle n’en est qu’un l’un de ses nombreux yeux, l’un des nombreux passages d’ailleurs, en ce cas, éphémère.
Dans quelques jours les portes seront ouvertes, et les morts rendus amnésiques par Léthé sortiront du bassin — tandis que d’autres âmes y entreront, avec aussi les êtres et les esprits, le vivant qui va passer sous terre la mauvaise saison, emmenés par l’ours sans lyre président de l’hibernation jusqu’à la fête d’Imbolc, jusqu’à la nuit du 1er au 2 février.
À la Samain je quitterai l’Imec pour revenir au CHBD à l’occasion d’Imbolc. Sous nos yeux le tunnel. Sous nos yeux le tour de passe-passe.
Sous nos yeux la porte dérobée, la lettre volée.
Le souterrain — et pourtant nous le savions !
Tous les mots étaient dans la bibliothèque, et avec eux tous les livres possibles. Mais tous les morts aussi étaient présents, nous accompagnaient, parfois même ils nous devançaient.
Oui je le sais, à présent, elle dormait en ces lieux, elle y résidait, et elle pouvait apparaître à tout moment, comme disparaître, par le truchement fantastique de l’eau noir — ou les ridules du reflet sur le mur de pierre de Caen, ou les images projetées sur une toile de lin blanc, ou les mots formant des lignes formant des mondes aussi improbables que fragiles, sujets à l’eau et au feu, et qu’il convient de dérober à la vue.
Elle est là. Elle est là éternellement, nul besoin de l’invoquer.