En naissant nous mourrons chaque jour. (Manilius)
: st-ce une malédiction : bien sûr que non : une révélation ? : 1 :
Glu de l’étang lait de ma mort noyée
Le premier texte publié par Derrida est ce vers, livré dans Glas. J’y cherchais des fleurs, celles de Genêt (plus que celles de Hegel), mais je n’avais pas besoin de chercher bien loin : genêt.
Mais ce même jour, lors d’une nouveau séjour à l’Imec, on m’apprend la mort. On n’en sort décidément pas.
Ni de la mort, ni de Derrida.
On ne sort pas de la mort de Derrida.
Le soir du grand soir, les lumignons étaient allumés, et, pour une étrange concordance des lumières et des reflets, un cinéma de ridules s’agita sur le mur de l’abbaye.
Ce spectacle visible, incongru, beau, était contrasté par l’odeur, l’odeur qui venait précisément du miroir qui se reflétait dans le mur.
Ce sont les poissons, cette fois, ceux du bassin, qui crèvent.
Ce sont des amours : des carpes amour, du nom du fleuve — frontière entre la Russie et la Chine, et premier fleuve de Sibérie — d’où ils proviennent.
Un certain nombre flottent en effet, inertes, à la surface (et cette mort se vérifiera les jours suivants, avec toujours plus de corps flottant).
La cause en est : le produit de traitement des mousses sur les toits (dont force Tortula muralis), par une entreprise extérieure, est parvenu par ruissellement, au bassin.
On n’en sort pas : Tortula muralis. Comme le dit Paolo Milone (qu’on vient d’accueillir à Laragne pour deux rencontres fort riches) :
Tortula muralis, tu ne comprendras jamais rien de l’Univers. / Ou peut-être est-ce toi qui as déjà tout compris2.
Parce qu’elle est restée égale à elle-même depuis des centaines de millions d’années, sans racine, sans fleur, ni patte, ni croc, ni langage, cette petite mousse, qui forme effectivement de petits « pulvins » semblables à de petites et douces carapaces de tortue, elle est un témoignage de l’humilité.
Ainsi de tous ces êtres qui, en tant qu’êtres vivants, donc doués d’une certaine autonomie, ont une certaine action sur le monde inerte du dehors… mais, étant dépourvu d’un monde symbolique anthropogène, semblent n’agir qu’en toute indifférence de ce qu’il se passe autour d’eux, ou en tout cas au-delà de ce qu’on peut appeler l’Umwelt (le milieu), à savoir l’Ungebung (l’environnant).
« Ne rien comprendre à l’univers » : voilà le doute qui me saisit alors que je poursuis ma recherche avide dans les murs de l’Imec. Et si je faisais fausse route, complètement ? Et si, à force de critiquer toutes les pensées contemporaines du vivant et de la nature (essentiellement le Latouro-Descolisme), tout en réfutant l’approche instrumentaliste d’une écologie de droite, mais aussi l’approche romantique d’une philosophie de la mort d’inspiration disons blanchotienne, je ne parvenais pas à saisir mon sujet et surtout à me bien l’expliquer ?
Mais j’ai beau tourner le problème dans tous les sens, je n’arrive jamais qu’à voir le résultat : mon expérience de terrain m’oblige.
Comme je fouine également du côté de Lacoue-Labarthe, et son interminable agonie (sur Blanchot), je tombe sur cet article, « La naissance est la mort », à la mémoire de Sarah Kaufman.
En trois pages de dense poésie, Lacoue-Labarthe évoque les deux scènes primitives de l’Occident : la colère, celle d’Achille-De Gaulle, et l’expérience, celle d’Ulysse-Mitterrand., et, évoquant ce cadre où la mythologie grecque heurte la mythologie judéo-chrétienne, voici Artaud3, Artaud mort crucifié sur le Golgotha, qui relate, dans les carnets préparatoires à la conférence du Vieux Colombier, anticipant Pour en finir avec le jugement de Dieu, sa mort :
Je flottais dans l’air comme un ballon captif, me demandant de quel côté était la route, et si mon corps m’y suivrait jamais.
La colère de Job et de Nietzsche et du prime Artaud se résout, à l’instar de Montaigne, Rousseau, Chateaubriand, Rimbaud, Mallarmé, Blanchot4, par ce nouvel Artaud qui a fait le pas au-delà, qui a accompli sa nékuia (je ne fais que paraphraser Lacoue.)
Et celui-ci, donc :
« Écrire, c’est dire comment l’on est mort. Et c’est la pensée même, qui n’est pas d’être étonné de ceci que “je suis” mais qui est d’être bouleversé de ceci que “je n’ai plus été”.
Un peu avant :
L’impossible expérience de la mort est l’autorisation de la littérature, et il n’est pas un écrivain en souci de son essence qui ne soit, de toujours, déjà mort. Sinon, qu’aurait-il à dire, d’important ?
Après le pigeon, cette colombe de Noé vulgaire, malade et chue à terre, l’amour succédané du Christ qui flotte au bassin5, ces signes, qui évoquent à la fois l’alliance et le salut, dénotent que ces derniers sont sinon définitivement révolus, du moins durablement en péril.
On n’est guère étonné.
Mais étonnés, nous le sommes, de retrouver ici Derrida, son premier vers6 : glu de l’étang lait de ma mort noyée.
L’alliance (la colère) et le salut (l’expérience) passent, semble vouloir nous dire cette scénographie du vivant-mourant, la tortule arrachée, le pigeon à terre, le poisson noyé, chacun mort d’une mortelle mort, c’est-à-dire d’une mort juste (noyer le poisson, rabattre l’oiseau, c’est tuer par ce qui donne vie) et injuste (il y a la main de l’homme là-dedans), c’est-à-dire d’une mort naturelle (quoi de plus naturel que la mort) et innaturelle (ils n’auraient pas dû mourir) voire surnaturelle (auraient-ils dû vivre, vivre ici ?).
Il n’y a pas d’issue possible : le vivant meurt. On n’en sort pas. On ne sort pas de la mort, on ne ressuscite pas — jamais. À moins de suivre l’exemple d’Artaud, de Blanchot et de tous les autres.
C’est-à-dire d’accomplir sa nékuia, sa néquie : non pas descendre aux enfers et en revenir (ce que fait Orphée : la catabase), car dans ce cas l’on meurt et ressuscite — mais on ne ressuscite jamais ; mais invoquer les morts, aller leur parler, les faire venir à nous (ce que fait Ulysse grâce à Circée).
Il faut accepter la mort, et même plus que ça ; mieux : il faut l’accueillir.
Car lorsqu’on a accepté la mort, écouté ses fantômes, pris la mesure de notre condition mortelle, alors on est en mesure de pleinement figurer la vie : non pas comme un soleil, mais un soleil avec la lune, non pas comme une aube, un jour, mais une aube et son crépuscule, un jour avec sa nuit.
Mais il est temps de rassembler toutes les pistes que nous avons ouvertes comme par inadvertance (occasionnellement).
Le vivant est le mourant (Lacoue dit : la naissance est la mort) ; se pencher sur la question du vivant, c’est se souvenir de sa condition mortelle ; anzi, c’est acquiescer à la mort comme condition de la vie. Ce faisant, l’hubris s’apaise, se dégonfle.
De prime abord, c’est un triste constat, qui met en jeu la première personne, moi-je7. Glu de l’étang. Moi-je, en tant qu’auteur (en tant que dieu8), je suis aussi un vivant, je suis donc aussi un mourant. Une aporie : ma mort noyée. Car si je tue la mort ?
C’est un triste constat d’un certain point de vue ; en quelque sorte, il est libérateur : tant que je vis (c’est-à-dire tant que je meurs) je ne suis pas mort, je suis même sans mort, je suis littéralement immortel.
Et c’est un constat finalement joyeux. Tragique, c’est-à-dire lucide, mais joyeux, c’est-à-dire inquiet.
Accueillir la mort, c’est, comme le savaient bien les Romains, accueillir la mémoire (en l’huis) et, par conséquent, choyer la vie.
Voilà à quoi je suis parvenu, dans cette réflexion : dans l’univers glacial et infini, l’impromptu de la vie est une exception. C’est littéralement un miracle. Mais pas de dieu là-dedans, sauf si on appelle dieu l’inconnaissable, l’inexplicable.
La vie apparaît sur la planète, caillou remuant dans l’univers glacial et infini, et apparaît comme une espèce d’erreur physico-chimique : des molécules inertes deviennent sollertes : organiques. Des acides aminés produisent des cellules qui aboutissent aux mille formes et couleurs du vivant que nous connaissons.
Dans ce vivant exubérant, la survie est de mise (ce en quoi tout vivant-mourant peut en réalité être qualifié de survivant), et tous les moyens sont permis.
Le vivant c’est la guerre.
Les êtres vivants sont des emboîtements d’organes, d’organismes9 et d’espèces, formant un film dysfonctionnel sur la croûte ou les océans inertes du globe. Ce film s’étire. Les organes travaillent les acides animés, les espèces travaillent les organismes.
La reproduction et la nutrition sont les moyens qu’a trouvés le vivant pour se survivre. L’espèce use des organismes, et les organismes des organes. Les organes ne savent trop rien du patron (l’organisme) ; les organismes ne savent trop rien du patron (l’espèce). Chaque site (de l’organe, de l’organisme ou de l’espèce) bosse pour soi, dans son milieu (Umwelt) et est relativement indépendant ou inconscient de son environ (Umgebung) (toute la question est de définir la frontière entre l’un et l’autre, ou mieux : la nature de cette distance, ni indépendance, ni méconnaissance).
Evidemment, le croisement de deux sphères d’intérêt, de deux Umwelt, la rencontre entre deux êtres, est permise et le résultat hasardeux (nutrition ou reproduction ?).
Deux mystères persistent, et persisteront : l’origine de l’animation des animés en organiques ; l’évolution qui multiplie les espèces dont le patron (la vie ?) est absurde : poursuivre.
L’évolution est, pour ce qu’on en sait, la lacération d’un ancêtre commun en plusieurs rameaux, dont les premiers sont les Bactéries, les Archées (d’autres êtres proches des bactéries) et les Eucaryotes (tout le reste, végétaux, champignons, animaux10). Et chacun se ramifie à l’envi, selon des règles et des processus qui nous restent, avouons-le, encore très mystérieux. Chaque nouvelle branche apporte son lot de nouveautés, de créations qui seront conservées (ou non) ; mais la chose étrange est que si l’on considère que la masse totale des éléments sur Terre est toujours la même (ainsi de l’eau), et qu’on en suppose que la biomasse totale lui est inférieure, et peut-être elle aussi limitée, alors on ne se représente pas très bien la raison qui fait que, aujourd’hui, à cet instant précis, je peux croiser sur mon chemin une cyanophycée, une pâquerette, un frêne, une paramécie, un cloporte, une clausilie, un rouge-gorge et un archiviste (sans parler d’un fenouil ou d’un cochon, d’une vache ou d’un piment, tous ceux-là au restaurant), dans le même espace temps !
En plus de cette situation globale — et du bazar que fomentent tous ces organismes — qui défait un peu le mythe d’espèces parapluies, d’espèces ingénieures, il faut dire ceci : de ces millions d’espèces, une seule a développé le langage articulé et le monde symbolique qui l’accompagne, et c’est bien sûr la nôtre. Eh bien je considère que cette « évolution » est, comme pour les autres caractères acquis depuis le mystère de la naissance, une erreur dans l’erreur. Le monde physique a bogué : paf, le vivant. Rebogue, paf ! le végétal. Rebogue, paf ! l’animal. Rebogue, paf ! l’humain. Et ainsi de suite.
De là l’évacuation sans souffrance des atermoiements moraux des élites concernées. C’est comme avec la mort. Ça va mieux en le disant.
Puisqu’il est là avec moi, je termine sur d’autres vers, ceux d’Oliver Rohe qui, pour ce qui concerne la nature de la violence et celle du sentiment d’appartenance, demeure un témoin lucide :
la vie repousse après chaque bataille,
dans chaque bataille,
chaque bombardement,
elle n’arrête pas de repousser,
n’étant elle-même qu’une branche régionale de la guerre11
- Ici l’on pourrait traduire comme le ferait Quignard : { }, mais ça ne nous avancerait guère. ↩
- L’art de lier les êtres, Calmann-Levy, trad. E. Schiano di Pepe. ↩
- Encore une occasion : mon amie Samantha Marenzi est venue à l’Imec consulter les fonds liés à Artaud. ↩
- Et Virgile, Lucain, Dante, Joyce, Broch. ↩
- Faut-il rappeler que le poisson est le symbole de Jésus-Christ, son équivalent en grec ancien ἰχθύς/ichthús, reprenant les initiales de « Ἰησοῦς Χριστὸς Θεοῦ Υἱός, Σωτήρ/Iēsoûs Khristòs Theoû Huiòs Sōtḗr », « Jésus-Christ, Fils de Dieu, {notre} Sauveur » : ↩
- Et son dernier texte : https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0603141553.html ↩
- On n’en sort pas : j’ai connu Derrida et Lacoue-Labarthe le même jour, au colloque Blanchot — le même jour que Monique Antelme — et tous sont disparus. ↩
- C’est donc ce qu’en vient à dire Paulhan, dans notre fouille passionnée dans le dossier des Fleurs de Tarbes, fragment 98i : « en quel sens le poète est dieu ». ↩
- On pourrait dire « individus », mais avec le recul, je juge ce terme impropre : il n’y a pas d’individu au sens strict si on entend par-là une unité d’espèce (nous portons mille espèces sur notre peau, dans nos organes, partout, nous leur servons littéralement d’habitats) et puis c’est un biais humain : l’illusion ou l’espoir que nous sommes des entités libres, autonomes ; mais non, l’espèce veille encore en nous, même chez les humains les plus puissants, par le pouvoir de l’argent, de la connaissance ou de la sagesse. ↩
- Vois les sites qui tentent de représenter cet « arbre » de la vie : Life map (https://lifemap-ncbi.univ-lyon1.fr/), ou celui de One Zoom : https://www.onezoom.org/life/@biota=93302?pop=on_1&otthome=%40%3D568878#x941,y1960,w6.7092. ↩
- Oliver Rohe, Chant balnéaire, Allia. ↩